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— Vous avez bien dit que Sire Vulkavar était un contemporain de votre père ?

— Oui. Ils avaient le même âge, à quelques mois près.

— Mais… d’après ce que j’ai lu dans le Livre… c’était il y a très, très longtemps.

— Bien sûr. Je suis beaucoup plus vieux qu’il n’y paraît. Tous ceux avec qui j’ai grandi sont morts ; le pays où je vivais a été déchiré en cinq duchés et raccommodé à plusieurs reprises. Je ne me suis pas tenu au courant de ce qui advenait aux descendants de mes frères et sœurs, ça m’aurait demandé trop d’efforts – et à dire vrai, je craignais de trop prendre leur destin à cœur, ou pas assez. J’ai choisi de centrer ma vie sur mon travail et de laisser le monde suivre son cours autour de moi. J’ai vécu presque toute ma vie dans cette maison, avec ses livres et ses merveilles, et je me suis contenté de me tenir aux marges du mystère de l’existence, en n’en comprenant qu’une toute petite fraction. Après tout, même la plus sage personne du monde ne peut prétendre à mieux.

*

Riander demeura mélancolique tout l’hiver, sa bonne humeur habituelle peut-être affectée par la brièveté du jour et par le froid. Néanmoins, il continua la formation d’Adelrune avec la même intensité qu’auparavant, mettant l’accent maintenant sur la maîtrise physique. Il ne passait plus que peu de temps sur les considérations théoriques, mais il racontait quand même beaucoup d’histoires sur les chevaliers qu’il avait formés et sur d’autres aussi, ayant toujours à l’esprit les principes généraux que l’on pouvait en déduire.

À force d’entraînement physique et philosophique, Adelrune atteignit enfin le degré d’équilibre qui avait été le sien juste avant la perte de sa jeunesse, et commença à progresser au-delà. Après une longue période de confusion, son image de lui-même s’était mise à correspondre à son nouveau corps ; maintenant, elle s’affinait, ses proportions adultes devenant fixées dans son esprit, ses réflexes s’améliorant. Il en vint rapidement à préférer les armes lourdes aux légères : la dague qu’il avait trouvée dans la forêt lui paraissait désormais une arme dérisoire, qui lui convenait bien moins qu’une claymore ou une masse. Il s’essaya même pendant un temps à diverses armes exotiques, lesquelles demandaient toutes une force énorme pour être maniées correctement, jusqu’à ce qu’il prenne conscience de ses limites : eût-il été un géant du calibre de Sire Tachaloch, qui frisait les sept pieds de haut, il aurait profité de ces lames colossales, de ces chaînes et boulets massifs. Vu sa taille, il se débrouillait mieux avec des armes un peu plus légères.

Vint un matin de printemps où Adelrune entra dans le salon pour y trouver Riander fixant sombrement les cendres de l’âtre. Sentant que quelque chose n’allait pas, le jeune homme s’assit en silence et attendit que son tuteur prenne la parole. Finalement, Riander déclara :

— Voilà un an jour pour jour que tu es venu à moi, Adelrune. Et je me dois de conclure que ton apprentissage est aujourd’hui terminé.

Pris de court, Adelrune protesta :

— Mais il y a tant de choses que vous ne m’avez pas encore enseignées ! Nous n’avons jamais dépassé le premier chapitre du manuel d’étiquette des royaumes du désert ; je me suis à peine entraîné avec le double-coutel ; et puis…

Riander secoua la tête.

— Tu voulais devenir un chevalier, pas un expert en chevalerie. Si je continuais mon enseignement, je ferais de toi un savant, et non un combattant. Ce qu’il te reste à apprendre, tu l’apprendras par la pratique.

— Je n’ai pas encore choisi mon arme personnelle, objecta Adelrune. Et qu’en est-il de mon armure ? Nous n’avons jamais abordé ce sujet, j’étais sûr qu’il restait encore des mois avant que, que…

— Ce que tu es en train de me dire, c’est que tu ne veux pas partir.

Adelrune ne trouva rien à répondre. Riander continua, d’un ton doux :

— Moi non plus, je ne veux pas que tu t’en ailles. De tous mes élèves, tu es celui qu’il me coûte le plus de laisser partir. Mais tu le dois, ou j’aurai échoué.

« Il reste la dernière leçon de ton apprentissage, celle qui doit se dérouler hors de ces murs, hors de ma portée. De cette épreuve, tu obtiendras ton armure, et tu sauras quelle arme sera ton emblème. Lorsque tu auras terminé cette épreuve, reviens-moi, et je te confirmerai comme un véritable chevalier, digne de ton titre, prêt à écrire ta propre histoire.

— Vous n’aviez jamais parlé de cela auparavant. De quelle épreuve s’agit-il ?

— Je ne touche jamais mot de l’épreuve finale avant que l’heure en soit venue. L’élève ne doit pas savoir qu’elle approche. Quant à ce en quoi elle consiste, cela dépend de l’aspirant. Sois certain qu’elle portera sur les vertus essentielles que je t’ai inculquées. Tu dois quitter cette maison et voyager pendant sept jours et sept nuits, dans la direction de ton choix. À la tombée du septième jour, tu atteindras le lieu de ton épreuve. Là, fais ce que tu croiras être ton devoir, puis reviens. Je t’attendrai.

— Mais si je ne revenais pas ?

— Tu reviendras. Quoi qu’il advienne, on ne peut jamais que revenir.

6. Vert et gris

Adelrune s’en fut le matin suivant. Il emportait avec lui, dans un grand sac à dos de cuir, tout le bagage de son premier voyage et tout ce qu’il avait acquis durant, y compris la nappe rose et les cartes à jouer, peu importe qu’elles n’aient aucun usage pratique. Il ne prit rien à Riander sauf de l’eau et de la nourriture, une épée et une pierre de silex. Il se sentait curieusement mal à l’aise d’emporter l’arme avec lui. Quand il avait demandé à Riander s’il ne valait pas mieux la laisser derrière, son tuteur avait répondu, la bouche tordue en un sourire ironique : « Si tu emportes l’épée, tu découvriras sans doute que tu n’en avais nul besoin ; mais si tu la laisses ici, tu te rendras compte bien vite qu’elle t’aurait été essentielle. »

Adelrune gravit les flancs de la combe ; arrivé au point où elle s’ouvrait sur les collines, il se retourna, pour jeter un dernier regard à la maison. Le soleil ne s’était pas encore hissé au-dessus des crêtes, et la vallée restait dans l’ombre. Il parvenait néanmoins à distinguer Riander qui le saluait, debout sur le seuil de sa demeure. Adelrune se détourna, mais son esprit s’était imprégné de l’image ; il sentit que pendant longtemps elle se retrouverait à l’arrière-plan de toutes ses pensées.

L’apprenti chevalier choisit une direction parmi les collines. Plutôt que de les traverser perpendiculairement comme il l’avait fait en venant de Faudace, il choisit de voyager le long de la chaîne jusqu’à sa fin.

Il passa les premières journées plongé en alternance dans une lumière brûlante et une ombre glacée ; le soleil émergeait tardivement de derrière les collines pour darder ses rayons sur lui, et disparaissait bien vite derrière les pics à l’ouest, laissant le froid de ce début de printemps reprendre ses droits. Adelrune marchait le long des crêtes lorsqu’il le pouvait ; il passa toute une matinée à suivre un ruban de pierres usées par le vent au sommet d’une longue colline qui suggérait le dos d’un immense dragon ; le chemin se terminait dans une clairière pailletée de fleurs aux larges corolles.

À la fin du quatrième jour, les collines commencèrent à s’immerger dans le sol. Adelrune campa dans un creux de la roche, allumant un feu avec le silex que Riander lui avait donné. Il avait encore la scytale d’Œil-de-Braise dans son sac, mais il n’était pas question qu’il y touche, à moins que sa vie n’en dépende.