— Assez de ce babillage absurde ! s’écria Adelrune. Je n’ai rien d’une bête, je n’ai aucune intention de vous tuer et encore moins de vous manger !
L’homoncule nommé Kidir le regardait, ses traits minuscules comprimés par un froncement de sourcils qu’aucune chair humaine n’aurait pu égaler.
— Je ne vous veux pas de mal, dit Adelrune. Vous pouvez ranger votre arme. (Voyant que Kidir brandissait toujours sa lance, il appela :) Vous ! Le bavard ! Montrez-vous donc !
L’opercule de l’autre coquillage trembla et un autre homoncule émergea. Adelrune contourna avec précaution la coquille de Kidir et s’approcha de l’autre. Le coquillage était plus grand que celui de Kidir, et son occupant ressemblait beaucoup à Kidir, en plus grand, quoique sa carrure et ses traits étaient subtilement différents.
— Je ne vous veux aucun mal, répéta Adelrune. Comment vous appelez-vous ?
— Les autres m’appellent Kodo, mais mon titre correct est Kodo de la Première Portée, Quatrième-Aîné, de facto Aîné des Rejetons.
Adelrune préféra ne pas s’interroger sur ces étranges titres honorifiques.
— Mon nom à moi est Adelrune, de Faudace, élève de Riander. Je suis venu ici simplement parce que je souhaitais connaître la source de la lumière qui règne dans votre caverne. Je ne suis pas votre ennemi.
— Fort bien, mais êtes-vous pour autant notre ami ? rétorqua Kodo.
Adelrune, se souvenant de l’histoire des amitiés malencontreuses de Sire Hydalt, choisit d’éluder la question.
— Je ne vois présentement aucun obstacle à ce que nous devenions amis dans l’avenir, Aîné Kodo.
— Eh bien, déclara Kodo, visiblement flatté par l’usage du titre, je vois qu’il n’y a nul besoin de s’inquiéter. Kidir ! Range ton arme, comme le Rejeton obéissant que tu es, et retourne à tes occupations antérieures.
— Pardonnez mon ignorance, dit Adelrune, mais jamais je n’avais rencontré d’êtres de votre espèce. Comment vous nommez-vous, collectivement ?
— Nous sommes les Rejetons de Kuzar, répondit Kodo, tous les cent dix-sept, divisés en Première, Deuxième et Troisième Portée.
— Et qui donc est Kuzar ?
— Notre progéniteur, naturellement, puisque nous sommes ses descendants. La relation logique aurait pourtant dû vous apparaître évidente. Malgré votre grande taille, je vous soupçonne de posséder une intelligence d’une classe inférieure.
— Je voulais dire, continua Adelrune, laissant passer l’insulte sans broncher, que j’aimerais connaître la réputation de Kuzar et ses hauts faits.
— Nous ne connaissons pas grand-chose de la réputation de Kuzar, car notre existence à tous a été retirée ; néanmoins, il est sans doute significatif qu’aucun navire n’osait s’aventurer à moins de trois milles de cet endroit. Quant à ses hauts faits, chaque jour il s’étirait dans la mer et avalait une grosse de poissons, la plupart plus volumineux que vous ; et, bien sûr, il nous a donné naissance.
— Et comment donc attrapait-il ces poissons ? demanda Adelrune, qui commençait à trouver les vantardises de Kodo agaçantes.
— Parfois il y allait de ses mains, mais la plupart du temps il se contentait d’ouvrir grand la bouche et de les attirer à l’intérieur par une vive lueur verte.
Le ton de Kodo était parfaitement candide ; Adelrune n’en sentit pas moins une sueur froide couler le long de son échine. Il approcha insensiblement la main du pommeau de son épée et tendit les muscles de ses jambes. Balayant la caverne du regard, il remarqua que plusieurs autres coquillages s’étaient ouverts ; leurs occupants le fixaient – l’éclat de leurs yeux noirs était-il amical ou menaçant ? L’homoncule continua :
— C’était une lumière du genre de celle qui imprègne cet endroit, je suppose. Cette lumière est l’un des cadeaux les plus prévenants que notre progéniteur nous ait laissés avant son départ : la vie serait nettement moins agréable sans elle, car nous ne voyons que très mal dans l’obscurité.
— Vous me dites que Kuzar est parti ; où se trouve-t-il au juste maintenant ? demanda prudemment Adelrune.
Kodo arqua un minuscule sourcil glabre.
— J’employais par là un euphémisme, ce qui, je présume, a causé votre perplexité. Il n’est pas considéré comme poli de parler de ce sujet en termes trop crus, mais je veux bien faire une exception par égard pour vous. Kuzar est « parti » dans le sens de « décédé ». Sa longue vie a atteint son terme, et son corps est retourné à l’onde primordiale. Bien sûr, il survit néanmoins, à travers nous.
— Bien sûr, approuva Adelrune.
Il se détendit enfin. Ces êtres ne présentaient vraiment aucun danger. Kodo s’exprimait d’une façon trop ingénue pour ne pas être sincère. Ainsi prenait fin cette aventure. Il avait appris la source de la lueur verte qui emplissait la caverne des hommes-mollusques, et elle ne concernait en rien un apprenti chevalier.
— Cela a été une visite fort instructive, Aîné Kodo. Je dois maintenant vous dire adieu, car il me faut poursuivre ma route.
— Un moment, Adelrune de Faudace. Vous êtes en mesure de me rendre un service.
— Lequel ?
— Il est plus que temps pour moi de quitter la chambre de couvée pour la mer extérieure ; j’ai longtemps remis le moment à plus tard, mais la maturation des trois Portées se poursuit inéluctablement et je ne puis tarder davantage. Voudriez-vous me détacher du mur et me transporter à l’extérieur ? Je peux le faire par moi-même, bien sûr, mais c’est une tâche éprouvante.
Adelrune acquiesça par un haussement d’épaules et tendit la main vers la coquille de Kodo.
— Un instant, dit celui-ci. Je dois transférer officiellement les rênes de l’autorité. Karel ! Tu es réveillé ?
Une voix aigre répondit de l’autre côté de la caverne.
— Je suis réveillé, Kodo. Récite la formule et va-t’en.
— Karel a longtemps convoité mon poste, murmura Kodo en aparté à Adelrune. J’ai retardé mon départ en grande partie afin de lui enseigner la patience, mais cela n’a pas porté le fruit escompté. Tant pis. (Il continua, d’une voix forte :) En tant que Rejeton Aîné de facto, moi, Kodo de la Première Portée, transfère mon autorité au Cinquième-Aîné Karel. Qu’il en soit ainsi !
La réponse de Karel se borna à un grognement ambigu. Kodo rentra dans sa coquille et sa voix en émana, assourdie : « Vous pouvez me détacher maintenant. » Adelrune empoigna le coquillage et parvint après quelques efforts à briser l’adhérence du disque de mucus qui le fixait au mur. Posant Kodo sur son épaule, il quitta la caverne.
Quand il eut atteint la mer, il déposa doucement le coquillage à la surface de l’eau. L’opercule s’ouvrit et Kodo émergea.
— Je vous remercie, Adelrune de Faudace. Je voyagerai maintenant sur les courants jusqu’à trouver un endroit approprié pour m’ancrer et y passer la phase sédentaire de mon existence.
— Je vous souhaite un paisible voyage, Rejeton Kodo, dit Adelrune poliment.
Il vit le coquillage de Kodo se refermer hermétiquement, s’enfoncer juste sous la surface, puis, mû par un moyen de propulsion qu’il n’avait pas remarqué, se diriger par à-coups vers le large.
Adelrune se tourna vers la falaise. Il allait devoir grimper jusqu’en haut et revenir à son feu mort ; il n’avait pas la moindre idée de ce qu’il pourrait faire d’autre.
Il y eut un formidable bruit d’éclaboussures derrière lui. Adelrune se retourna, vit une créature ailée cauchemardesque émerger de l’eau en étreignant un coquillage blanc dans une de ses serres difformes. Du coquillage provenait un grêle gémissement de terreur.
Adelrune, pris de court, resta une seconde immobile. Puis sa main se porta à son épée. Non, non, hurlait une voix – la sienne – dans sa tête, jette-toi sur le côté, imbécile ! L’instant d’après, la créature ailée fut sur lui. Deux des trois serres libres le saisirent sous les épaules. Avec un choc qui faillit lui briser la colonne vertébrale, Adelrune fut emporté dans la nuit.