Son réveil avait un goût de défaite. Pauvre fou, l’admonestait sa voix, c’était cela, ton épreuve, et tu as complètement échoué. Avec un effort de volonté, Adelrune parvint à faire taire sa voix intérieure. Rien n’était perdu tant qu’il vivait. Il se rappela l’aventure de Sire Aldyve et des Épouses de la Cendre, et un peu de son courage lui revint.
Il prit conscience de sa situation. Un vent de tourmente soufflait contre son dos, et l’obscurité l’entourait de toute part. Les serres de la créature l’étreignaient toujours. Leur emprise l’avait complètement engourdi. Il pouvait à peine bouger ses bras ; il était certainement incapable de dégainer son épée. Sa lèvre supérieure était tiède, et il goûtait le sel en y passant sa langue : il avait eu un bon saignement de nez.
Adelrune inspira douloureusement et appela Kodo, mais la tourmente emportait sa voix ; il n’y eut pas de réponse. Il essaya d’imaginer un moyen de se sortir de cette situation, mais son incapacité physique actuelle présentait un problème apparemment insurmontable.
Le temps jouait peut-être pour lui. La bête se fatiguerait tôt ou tard ; elle déciderait de se poser. Adelrune pourrait l’attaquer à ce moment – sauf si elle décidait de lâcher prise alors qu’elle planait encore à deux cents pieds d’altitude, ce qui impliquait une mort particulièrement déplaisante.
Adelrune comprit soudain que ce n’était pas dans cette direction qu’il devait réfléchir. Plutôt que de se questionner sur le futur, il lui fallait examiner les motifs de son enlèvement. De telles horreurs avaient-elles coutume de pêcher la nuit des proies aussi maigres que Kodo ? Pourquoi alors Adelrune n’avait-il vu aucun signe de leur présence ? Les livres de Riander, ou ses enseignements, parlaient-ils de telles créatures ? Et sinon, pourquoi ?
Adelrune ne se souvenait pas d’avoir vu mention de tels êtres dans un quelconque bestiaire. De fait, la forme même de la créature n’était pas naturelle ; ses caractéristiques physiques étaient grotesquement désassorties. Il y avait tout à parier qu’il s’agissait d’un démon. Et si c’était un démon, il avait selon toute probabilité été appelé au service d’un magicien. Adelrune ne pouvait s’imaginer ce qu’un magicien voulait faire d’un Rejeton de Kuzar ; et ce qu’un magicien pourrait vouloir à Adelrune lui-même couvrait une telle étendue de possibilités qu’encore une fois il n’y avait aucun moyen de le savoir.
Le vent de tempête faiblit soudain, changea de direction. Regardant sous ses pieds, Adelrune distingua une lumière grise tremblotante, qu’il supposa provenir de la fenêtre d’une habitation. Le démon ailé descendait en spirale tout en ralentissant. Adelrune vit que la fenêtre était une grande ouverture dans le mur d’une tour large et basse, de pierre grise, qui s’élevait au-dessus d’une structure en dôme. Le démon décrivit une dernière boucle, puis s’y engouffra en droite ligne. Adelrune retint un glapissement de terreur : il aurait juré qu’il allait être fracassé contre le mur. L’extrémité des ailes de cuir frôla les bords de la fenêtre, puis le démon relâcha Adelrune, qui atterrit sur le plancher sans plus de force que s’il avait raté la dernière marche d’un escalier. Le démon se posa quelques pieds plus loin, tenant toujours Kodo dans l’une de ses quatre serres.
Un homme se tenait près d’Adelrune ; il était habillé d’une robe de laine grise, portait une calotte de feutre, couleur de cendres, et des pantoufles en peau de souris. D’une voix qui s’élevait à peine au-dessus d’un chuchotement, il demanda :
— Et qu’est-ce donc que cette chose toute débraillée que tu me rapportes, Melcoréon ?
La voix du démon était un cri strident, comme le son d’une trompette infernale.
— Il se tenait sur la plage et il m’a vu, maître, et puis il a essayé de tirer son épée, il a essayé, alors je l’ai fait prisonnier comme vous m’aviez dit, maître, comme vous m’aviez dit !
— Que faisiez-vous sur la plage, jeune homme, et pourquoi avez-vous menacé mon serviteur ?
Adelrune essaya de secouer la tête en signe de dénégation, mais ses épaules étaient tordues par de féroces crampes et il ne put que produire un frémissement.
— Je croyais qu’il m’attaquait, messire. J’ai agi par réflexe, et non par menace. Quant à ce que je faisais sur la plage…
Adelrune marqua une pause, le temps d’avaler sa salive, et en profita pour réfléchir à ce qu’il allait dire. Un chevalier ne mentait jamais, mais pouvait user de faux-fuyants.
— Je voyageais depuis plusieurs jours. Quand j’ai remarqué la lueur qui émanait de la caverne, j’en ai conçu de la curiosité ; je suis descendu pour voir de quoi il retournait.
Le magicien gris pinça les lèvres.
— Soit. Puisqu’aucun tort n’a été causé à mon serviteur, il ne sera nullement question de châtiment. La situation pencherait plutôt dans l’autre sens, puisque vous avez été emmené jusqu’ici à la suite d’une méprise. Hum. Un moment, je vous prie. (Il se tourna vers le démon.) Donne-moi l’homme-mollusque, Melcoréon. Il est intact, j’espère… Oui ; tu as bien travaillé.
Le magicien plaça Kodo sous une large cloche de verre. Adelrune ouvrit la bouche, mais se ravisa et tint sa langue. Le démon dit d’un ton à la fois blessé et triomphant :
— Maître, c’est le troisième que je vous apporte, et avec l’homme ça fait quatre, quatre, et il n’en reste plus que trois !
— Le jeune homme ne compte pas, Melcoréon, et tu le sais aussi bien que moi. Ne t’avise pas de tenter de m’escroquer, ou il t’en cuira.
— Non, non, maître, je ne vous escroque pas, non, pas moi. Vous comptez mieux que moi. Mais le matin arrive, il arrive, et je suis fatigué.
— Tu es toujours fatigué. Mais soit, je te congédie jusqu’à la nuit prochaine. Va !
Melcoréon étendit ses ailes et fit mine de prendre l’air ; mais plutôt que de s’élever, il parut se déplacer dans une direction qui n’avait sa place le long d’aucune des trois dimensions de l’espace. L’instant d’après, il avait disparu, ne laissant comme seul souvenir de sa présence qu’un âcre remugle.
— Ceux de son espèce sont des travailleurs efficaces, mais très récalcitrants à servir, remarqua le magicien. Leurs plaintes et leurs doléances sont incessantes. Mais cela ne vous concerne pas. Je vois que vous avez quelque peu souffert du voyage. Laissez-moi vous aider à vous relever… J’ai des baumes dans la pièce d’à côté qui pourraient vous aider, et des tampons d’ouate pour votre nez.
Adelrune laissa le magicien le mener à travers une porte fermée par un rideau – lequel s’ouvrit de lui-même à leur approche – jusqu’à une petite pièce où s’entassaient jarres, pots et fioles de verre, de céramique, d’os et de métal. Le magicien choisit un petit pot de verre trouble et frotta un peu de l’onguent gras qu’il contenait sur les épaules et les côtes d’Adelrune. La chaleur emplit les muscles meurtris du jeune homme, et après quelques secondes il était capable de bouger ses bras aussi facilement que s’il ne souffrait que d’une douleur résiduelle après une séance de pratique à l’épée. Le magicien trempa ensuite deux tampons d’ouate dans le liquide que contenait une jarre de céramique vernissée, puis les enfonça dans les narines d’Adelrune. Un froid âcre se répandit jusqu’au fond de sa gorge.
— Retirez-les dans une minute environ. Vos vaisseaux sanguins auront été cautérisés.
Le magicien revint à la première pièce ; Adelrune le suivait avec une certaine hésitation dans ses gestes. C’était là enfin son épreuve, il en était sûr ; l’affrontement ne pouvait donc être retardé plus longtemps.