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Malgré la peur – et toujours aussi, curieusement, la tristesse – que lui inspiraient ces images, Adelrune les regarda souvent au début, avant qu’il n’apprenne à éviter d’instinct d’ouvrir le livre à ces pages. Pourtant, il lui arrivait de rêver aux Gravures Colériques la nuit. Et quand il pensait au livre, toujours ces cinq images flottaient dans son esprit juste derrière le livre lui-même. Souviens-toi de nous. Nous sommes aussi vraies que les autres, sinon plus.

Les mystères des images ne s’amoindrirent pas avec le temps, contre toute attente. En fait, elles éveillèrent chez Adelrune le désir de plus en plus brûlant de comprendre les symboles qui remplissaient les autres pages du Livre des Chevaliers. Il lui paraissait naturel de supposer que les lettres sur les pages étaient les mêmes que l’on utilisait pour écrire la Règle et ses Commentaires. Et donc – le raisonnement lui avait pris quelques jours – si Adelrune apprenait à lire ces livres-là, il serait aussi capable de lire le Livre des Chevaliers.

Adelrune mit au point un plan astucieux à cet effet. Ce soir-là, après le souper, tout le monde quitta la table et s’en fut au salon. Mère s’assit dans sa chaise habituelle tandis que Père se rendait à sa seule et unique étagère de livres et en retirait l’un des Commentaires sur la Règle. Normalement, Adelrune se serait assis sur sa propre chaise, un petit siège de bois que l’on avait descendu du grenier, et y serait demeuré pour le reste de la veillée. Il ne remuait jamais ; il lui avait suffi qu’on le lui dise deux fois et qu’on le frappe une seule pour se rappeler pour toujours qu’il était inconvenant de se tortiller sur sa chaise pendant la lecture de la Règle.

Mais cette fois-ci, il se tint contre la jambe de Père et s’éclaircit la gorge.

— Qu’est-ce qu’il y a ? Tu as besoin d’aller au petit coin ?

— Non, Père. Je voulais m’asseoir à côté de vous. Je voudrais apprendre à lire la Règle.

Père avait commencé par froncer les sourcils, mais son expression changea à ces mots. Il consulta sa femme du regard. Elle dit doucement :

— Pourquoi ne pas le lui permettre, Harkle ? C’est une bonne chose pour un enfant d’apprendre à lire jeune, n’est-ce pas ?

— Hmpf. D’accord, Adelrune. Assieds-toi ici et regarde les pages, mais ne touche pas au livre et surtout ne gigote pas.

— Promis, Père. Merci, Père.

Tandis que Père lisait à voix haute, Adelrune examinait les pages et tentait de comprendre les signes qui les remplissaient. Il se força à rester immobile et silencieux, étouffa un éternuement intempestif.

— « Comme le quatre-vingt-neuvième Précepte nous l’enseigne, nous devons en toutes choses garder conscience des limites de la Règle. Ceci doit être bien saisi : il ne suffit pas de savoir que l’on est à l’intérieur de ces limites, il faut aussi comprendre à quelle distance des frontières de la conduite convenable l’on se situe. Loué soit l’homme vertueux, qui a trouvé son refuge sûr au cœur même de la Règle, lui qui se sait aussi distant que possible de la moindre inconvenance. Prenez garde au pécheur en devenir, celui qui penche délibérément vers la limite de ce qui est permis ; car, s’il ne ressent tôt ou tard le besoin de revenir vers le centre, nul doute qu’il se rapprochera inexorablement de l’inadmissible, jusqu’au jour où il franchira la frontière et transgressera la Règle. » Tu comprends ça, gamin ? Ça veut dire qu’il faut toujours que tu fasses de ton mieux. Si tu te dérobes à tes devoirs, même si tu ne fais rien de mal autrement, tu ne vaux pas mieux que le pire des pécheurs. Tu me comprends bien ?

— Oui, Père. Je ferai toujours de mon mieux.

Jour après jour ce nouveau rituel continua, Adelrune assis à côté de Père, essayant de suivre sur la page les mots que récitait l’homme, n’osant pas demander si c’était ce mot-ci ou celui-là qui était prononcé. Par moments, écrasé par l’ampleur de la tâche, il abandonnait et laissait les mots déferler sur lui sans le moindre effort pour les attraper au passage ; et puis Père tournait la page et Adelrune sautait sur l’occasion, sachant que le premier mot que prononcerait Père serait écrit dans le coin supérieur gauche.

Quand Père avait terminé sa lecture, Adelrune était renvoyé à sa chambre. On lui accordait quand même une heure avant de se coucher. Un soir, peut-être deux semaines après le début de son programme de lecture, il descendit à la cuisine prendre de l’eau à la pompe. Il posa soigneusement le verre qu’on lui avait attribué au fond de l’évier et manœuvra le bras jusqu’à ce que l’eau gicle dans le récipient. Il s’apprêtait à partir quand il entendit son nom. Croyant qu’on l’avait appelé, il allait ouvrir la porte qui menait au salon, mais s’arrêta net quand il comprit qu’on parlait de lui.

— Je ne sais pas, disait Mère. C’est beaucoup d’argent, et à quoi bon ? Tu m’as dit toi-même que la guilde des maçons ne voudra jamais de lui, quand bien même il devrait avoir le droit d’y entrer, puisque c’est ton fils. À quoi lui servirait une éducation ? Juhal a offert de le prendre comme apprenti s’il devient assez fort, et puis Rodle a dit que…

— Mais oui, mais oui, tous les maris de tes amies, tous ces sans-guilde à l’affût de main-d’œuvre pas chère. Et je ne dis pas que c’est un tort. Comme le disent les Commentaires, « gagner un salaire modeste est un droit chemin vers la vertu », sans parler de notre part de son revenu. Je suis d’accord que ce serait la solution la plus prudente. Mais, Eddrin, il pourrait aller plus loin. Il veut apprendre. Il respecte la Règle mieux que bien des enfants de son âge. Pourquoi ne pas essayer de le faire entrer dans les rangs de la hiérarchie ?

— C’est un dur régime. S’il échoue, nous aurons l’air d’avoir voulu nous élever plus haut que notre rang.

— Bah, et qu’est-ce qu’une femme connaît des épreuves de la vie ? Il n’échouera pas. Et pense à ce que ça sera, d’avoir un fils qui sert directement les Didacteurs.

— Ils ne le laisseront pas s’élever bien haut. Un enfant abandonné, dont on ne connaît pas les parents ? Ils ne permettront jamais à un bâtard de…

Père l’interrompit.

— Je t’interdis d’employer de tels mots dans ma maison ! Adelrune est un enfant trouvé à qui nous avons donné une famille honnête et vertueuse. Oui, c’est vrai, les Didacteurs ne le laisseront pas monter très haut, mais il pourrait quand même devenir diacre. Est-ce que ce ne serait pas une réussite méritoire ? Ça nous récompenserait de tous les sacrifices que nous avons consentis pour l’élever. Notre fils, un diacre.

— Eh bien, oui, ça serait une bonne chose… Un diacre ?

Elle fit rouler le mot sur ses lèvres pour en éprouver l’effet. « L’autre jour, mon fils Adelrune, le diacre… » Sa voix descendit jusqu’au murmure.

— C’est donc entendu, déclara Père, je l’inscrirai à la Maison Canoniale la semaine prochaine.

— Comme tu le voudras, dit Mère docilement.

Puis vint le bruit des pas de Père. Adelrune grimpa à toute allure l’escalier pour rentrer dans sa chambre, de peur d’être surpris en train d’écouter aux portes et de ruiner ainsi ses chances. Une éducation ! Jamais il n’aurait pensé que cela se situait dans son avenir.

*

Pour Adelrune, le régime scolaire se révéla déplaisant mais en fin de compte supportable. Les divers affronts qu’il devait endurer, les apprentissages par cœur et les exercices sans signification lui importaient peu, tant que cela voulait dire qu’il obtiendrait à la longue la clef du livre qui l’attendait à son retour de l’école.