— Eh bien, dit le magicien gris, vous souhaitez certainement être ramené là où Melcoréon s’est emparé de vous, ce qui remplira la dernière de mes obligations envers vous. L’aube est imminente, toutefois, et Melcoréon refuserait de voler en plein jour. Je dois vous demander de patienter jusqu’à la tombée de la nuit prochaine, quand…
— Un moment, messire magicien. Nous devons avant tout régler une question de première importance.
Adelrune indiqua du doigt la cloche de verre sous laquelle le magicien avait enfermé Kodo. Ce dernier avait émergé de sa coquille et tambourinait en vain sur le mur transparent de sa prison, la détresse décomposant ses traits minuscules.
— Cet… homme-molluque est… est un de mes amis. Je me dois de vous demander pourquoi vous le gardez prisonnier et quelles sont vos intentions envers lui.
— Un de vos amis ? (La voix du magicien restait toujours à peine plus forte qu’un murmure, mais son ton laissait comprendre qu’il éprouvait de l’agacement, et plus que de l’agacement.) Jeune homme, ce que vous prétendez être votre ami est maintenant ma propriété ; ce que j’entends tirer de lui comme usage ne vous regarde pas.
— On ne peut pas posséder quelqu’un d’autre, messire. Cela, c’est de l’esclavage.
— Je m’étonne d’une telle arrogance de la part de quelqu’un qui est entré dans la demeure d’un magicien sans y avoir été invité. Et de toute façon, cet être n’est pas un homme, c’est un Rejeton de Kuzar.
— Il est intelligent ; il possède le libre arbitre ; pourquoi lui refusez-vous le même droit à la liberté qu’un homme ?
Adelrune avait grand-peur, mais il ne céderait pas. C’était devenu une question d’honneur ; la vertu fondamentale d’un chevalier.
Les sourcils du magicien se froncèrent dangereusement.
— Parce que, laissée à elle-même, cette vermine s’ancre dans les fissures des falaises marines et atteint une taille colossale, au point de poser un sérieux danger pour la navigation. Kuzar atteignait deux cents pieds de long au bas mot, et un simple accès de mauvaise humeur de sa part pouvait couler une caravelle. Et, de toute façon, je ne concède à rien ni personne un quelconque « droit à la liberté ». Fin de la discussion.
Le magicien tendit la main vers la cloche de verre. Adelrune soupesa sa décision. Devait-il accepter sa défaite pour l’heure, quitte à revenir plus tard et redresser le tort ? C’était indubitablement le choix le plus sage ; aussi le prit-il, pour s’entendre dire l’instant d’après :
— La discussion n’est pas finie, messire magicien. J’insiste pour que vous relâchiez le Rejeton de Kuzar à l’instant même !
Le magicien foudroya Adelrune du regard. Il ouvrit la bouche pour parler, mais se retint.
— Je sais quelle question vous voulez me poser, dit Adelrune avec audace. Celle qu’aucun magicien n’ose poser parce que les principes d’équilibre le forceraient à y répondre à son tour. Vous n’avez nul besoin de demander ; je vous dirai mon nom. Je suis Adelrune de Faudace, élève de Riander, et j’exige que vous libériez mon compagnon immédiatement.
Adelrune avait senti sa voix se raffermir à mesure qu’il parlait. Elle dégageait maintenant une autorité qu’il n’aurait jamais rêvé de pouvoir manier. Il aurait dû en toute logique être terrifié, mais il ne ressentait qu’une euphorie féroce.
— Diantre. (Le magicien paraissait maintenant amusé ; il s’adossa à la table en se croisant les bras.) Il semble, Adelrune de Faudace, que votre tendance à la bravade dépasse de loin votre intelligence. C’est une attitude fort recommandable dans certains cas, mais pas dans la situation présente, je le crains.
Il décroisa les bras, joignit ses mains sur son ventre et noua ses doigts. Le regard fixé sur ses mains, il continua :
— Je me rends compte que vous êtres très jeune, Adelrune, et que vous voyez encore le monde en tons de noir et de blanc, si l’on peut dire. Et pourtant, la réalité est bien plus complexe, plus ambiguë, que vous ne le comprenez et que vous n’êtes prêt à l’admettre.
Adelrune commença à protester, mais le magicien gris leva une main pour lui demander le silence.
— S’il vous plaît, Adelrune, je n’ai pas terminé. Si j’étais à votre place, je suis sûr que je serais affligé que mon compagnon se retrouve emprisonné, mais jamais je ne me risquerais à défier un magicien dont la puissance m’était inconnue.
Il leva l’autre main.
— Et, par-dessus tout, dit-il en frappant ses mains l’une contre l’autre pour souligner ses paroles, je tairais mon nom, et je ne lui laisserais jamais le temps de s’en servir pour un enchantement !
Ce disant, le magicien gris écarta les mains. Une corde épaisse comme deux doigts se tendait maintenant entre ses paumes. Il la jeta sur Adelrune, négligemment. Avant que l’apprenti chevalier n’ait eu le temps de bouger, la corde s’était enroulée autour de lui, comme un serpent de velours gris, et l’avait solidement ligoté. Une de ses extrémités s’était enfoncée dans sa bouche, pour lui servir de bâillon.
Le magicien gris dévisagea Adelrune d’un air dégoûté.
— Je puis difficilement me permettre les conséquences karmiques qu’entraînerait votre mort. Je ne vous donnerai donc pas en pâture à Melcoréon, même s’il serait ravi de se repaître de votre foie et s’acquitterait de ses tâches avec d’autant plus d’enthousiasme. Je me contenterai de vous garder prisonnier jusqu’à la nuit prochaine ; vous serez alors transporté de retour à l’endroit d’où vous avez été enlevé. Sachez, Adelrune de Faudace, que vous êtes extraordinairement chanceux. Vous direz de ma part à Riander que si ce sont la stupidité et la naïveté qu’il enseigne, il a réussi à la perfection en ce qui vous concerne.
Sur un geste presque imperceptible du magicien, les jambes d’Adelrune furent libres de bouger à partir des genoux.
— Suivez-moi maintenant, dit le magicien. Si vous vous écartez du chemin, la corde se resserrera autour de vos chevilles ; inutile donc de perdre votre temps.
Il se rendit à un escalier, qu’il entreprit de descendre. Adelrune le suivait ; il décochait des regards à gauche et à droite, mémorisant l’agencement des pièces et des corridors.
Au bas des marches, un long couloir rejoignait le centre du dôme et donnait accès à un second escalier qui descendait en spirale jusqu’à un hall souterrain, éclairé par une lumière sans source visible et sans couleur. Le magicien fit signe à Adelrune d’entrer dans une grande pièce nue. Alors qu’il franchissait la porte, Adelrune banda soudain tous ses muscles, essayant de briser ses liens. Il sentit la corde de velours commencer à céder, puis le magicien gris chuinta avec agacement, et la corde se resserra. Adelrune jeta un coup d’œil au magicien, vit la sueur perler à son front.
— Puisque vous ne voulez pas mettre un terme à vos sottises, je vais devoir vous placer sous une surveillance plus active, dit le magicien. Allez vous tenir au fond de la pièce.
Adelrune obéit, et au moment où il allait essayer une nouvelle fois de se libérer, la corde se resserra encore davantage, un de ses anneaux l’étranglant carrément.
Adelrune vit, à travers un brouillard rouge sombre, le magicien quitter la pièce. Il tenta de régler sa respiration, se demandant combien de temps il pourrait résister.
Le magicien revint en transportant un grand miroir ovale sur pied, qu’il installa au milieu de la pièce, face à Adelrune.
— Aimeriez-vous que la corde se desserre ? Oui ? Eh bien soit.
La corde grise relâcha sa prise sur Adelrune ; il haleta, portant les mains à sa gorge meurtrie.
— Ne regardez pas le miroir, l’avertit le magicien gris.
Le regard d’Adelrune se porta sur le miroir, pour s’en détourner immédiatement. Il n’avait rien discerné dans ce coup d’œil, mis à part un reflet de lui-même et de la pièce.