— Vous êtes vraiment trop coopératif, dit le magicien d’un ton ironique en emportant le miroir avec lui.
Le reflet d’Adelrune resta derrière. Le magicien fit signe à la corde, laquelle rampa docilement jusqu’à lui et vint s’enrouler le long de son bras ; sans un mot de plus, il quitta la pièce et ferma la porte derrière lui.
Adelrune dévisagea longuement son reflet. Il fit un pas en avant ; le reflet aussi. Il leva la main ; son geste fut copié. Six autres pas, et il fut assez près pour le toucher. Sa main rencontra une autre main, froide et dure. Il essaya de toucher les vêtements du reflet, mais la main du reflet imitait les mouvements de la sienne, et il ne pouvait toucher que des doigts glacés. Il fit un pas de côté, et son reflet de même : tout mouvement au-delà du centre de la pièce était bloqué. Adelrune dégaina son épée et la projeta vers le fond de la pièce : l’épée-miroir fut projetée symétriquement, les armes s’entrechoquèrent, rebondirent dans des directions précisément inverses. Quand Adelrune ramassa son épée, son double resta en synchronisme parfait.
Il recula d’un pas, s’assit sur le sol en se laissant tomber comme une masse. Un éclat de rire qui bouillonnait dans sa gorge franchit soudain ses lèvres. Il ne broncha même pas quand le son du rire de son reflet empiéta sur le sien, lui conférant un timbre inhumain. Il ne faisait aucun doute qu’il était sot parmi les sots. Et pourtant, il n’en demeurait pas moins sottement heureux.
Riander avait souvent traité du paradoxe au cœur même de la chevalerie : il ne pouvait y avoir aucun code de conduite simple pour un chevalier. Les exigences fondamentales étaient claires : l’honneur et la justice. Mais ces concepts étaient infiniment emmêlés et devaient être en tous temps confrontés avec les limites qu’imposait le monde réel, l’équilibre entre l’idéal et le possible. La Règle, par contraste, n’était rien d’autre qu’une interminable liste de commandes et de contraintes ; et sous la surface courait quelque chose de suspect que nul à Faudace n’aurait osé nommer.
La Règle l’aurait obligé à abandonner Kodo et à faire amende honorable auprès du magicien gris. Les exigences de la chevalerie étaient plus complexes. En fin de compte il devait les soupeser lui-même et décider. Et même si, rétrospectivement, il avait été fort peu sage de défier le magicien, son cœur insistait qu’il avait agi comme il le fallait. S’il ne pouvait faire coïncider la justice et la sagesse, tant pis.
Il ne lui restait maintenant plus qu’à trouver un moyen de se dépêtrer de ce guêpier.
Pendant une demi-heure, Adelrune essaya diverses façons de vaincre son reflet : il avait l’intuition que si leur synchronisme devait se briser, même légèrement, cela mettrait fin à l’enchantement, mais il ne trouvait aucun moyen d’y parvenir. Il effectua une expérience afin de déterminer à quel point leur contact était proche : il prit son épée, la plaça tout contre l’épée-miroir, et traça une ligne parfaitement droite d’un mur de la pièce à l’autre. La ligne était double et non pas simple, mais l’intervalle entre les deux était aussi fin qu’un cheveu de bébé.
Adelrune s’adossa au mur, l’épaule presque contre celle de son reflet. N’avait-il d’autre choix que d’attendre le coucher du soleil, en espérant que le magicien respecte sa promesse de le ramener à la plage ? Cela laisserait Kodo dans ses griffes. N’y avait-il donc rien dans les enseignements de Riander qui puisse l’aider dans une telle situation ?
Riander lui avait exposé les principes généraux de la magie, qu’Adelrune comprenait dans les limites accessibles à un profane. Les enchantements, tout puissants soient-ils, pouvaient toujours être défaits – si l’on trouvait leurs points faibles. Mais à part briser le synchronisme avec son reflet, Adelrune ne pouvait imaginer aucun angle d’attaque sur le charme.
Son regard revenait à l’extrémité de la ligne qu’il avait tracée sur le plancher de pierre. Quelque chose n’allait pas, d’une façon ou d’une autre ; mais quoi ? Ce n’était pas la ligne elle-même qui était en cause, mais son point de contact avec le mur…
Puis il comprit. Les murs de la salle étaient faits de gros moellons séparés par de minces lignes de mortier. Les murs à sa gauche et à sa droite avaient exactement vingt blocs de large. Le milieu de la pièce était donc délimité par la ligne de mortier entre le dixième et le onzième moellon.
La ligne qu’il avait tracée du bout de sa lame se trouvait un demi-pas au-delà. Le magicien gris avait déposé son miroir un peu plus près de la porte que du mur du fond – ce qui voulait dire qu’Adelrune disposait de légèrement plus d’espace que son reflet.
Il tourna le dos à son reflet et se dirigea vers le mur. Il fut stoppé quand il s’en trouvait encore à un demi-pas de distance. Regardant par-dessus son épaule, il constata que le reflet avait atteint le mur de son côté et ne pouvait avancer davantage. Adelrune y alla de toutes ses forces contre l’obstacle, mais ne parvint pas à avancer d’un pouce. Il poussa un rugissement de fureur.
Il devait y avoir un moyen. Avec une volonté inflexible, Adelrune recula jusqu’à ce que son dos se bute au dos froid et dur du reflet. Puis il banda ses muscles et s’élança à toutes jambes vers le mur. Au moment de l’atteindre, il sauta dans les airs.
Juste avant de percuter la pierre, il eut l’impression que quelque chose s’arrachait de son corps. Quand les étoiles se furent dissipées de sa vision, il se retourna, une main pressée contre son nez de nouveau ensanglanté. Au pied du mur opposé scintillait un tas d’éclats de verre.
Adelrune se rendit jusqu’à la porte, l’ouvrit avec précaution. Devait-il rebrousser chemin jusqu’à la tour du magicien ? Pas encore. Mû par la curiosité, il s’avança furtivement le long du hall et examina les autres portes. Aucune n’avait de serrure ; toutes donnaient sur des pièces vides. L’autre extrémité du hall, juste passé l’escalier, se terminait par une double porte. Une faible odeur de sel en émanait. Adelrune colla son œil à la fente entre les deux battants et vit un fil de brillante lumière verte. Il poussa lentement le battant de droite.
La salle était large, haute de plafond. Il n’y avait aucune autre ouverture visible. Un large bassin, d’où provenait l’éclat vert, dominait l’endroit.
Comme Adelrune s’approchait, une grande forme pâle émergea soudain de l’eau. Adelrune se retint de dégainer son épée ; il écarta plutôt les bras, afin de signifier ses intentions pacifiques.
— Je ne vous veux pas de mal, dit-il à voix basse. Vous êtes un Rejeton de Kuzar, n’est-ce pas ? Je suis un ami de votre frère Kodo.
Le Rejeton acquiesça d’un hochement de tête. Il déclara, retenant à grand-peine toute la force de sa voix caverneuse :
— Je suis Kadul, de la Première Portée, Deuxième-Aîné, mais de fait je suis dorénavant l’Aîné.
Il ressemblait beaucoup à Kodo, mis à part deux détails : il n’avait plus de coquille et il dépassait Adelrune de quelques pouces.
— Et vous, qui êtes-vous ? poursuivit-il. Je sens que vous n’êtes pas un ami du magicien.
— Je suis Adelrune de Faudace. J’ai rencontré Kodo dans la caverne de Kuzar et je l’ai aidé à entamer son voyage. Mais un démon l’a capturé à la sortie de la caverne et m’a capturé moi aussi. Nous avons tous les deux été emmenés ici. Le magicien m’a gardé prisonnier dans l’une des pièces par un charme, mais j’ai pu me libérer. Je ne sais ce qu’il est advenu de Kodo.
— Moi, si. Pour l’instant, il réside dans un bocal de verre, à l’avant-dernier étage de la tour ; le magicien le gave afin d’accélérer sa croissance. Quand il aura atteint un pied de longueur, il sera transporté dans un bassin comme celui-ci.