— Quel sort le magicien vous réserve-t-il ?
Kadul pinça ses lèvres élastiques.
— Je suppose qu’il prévoit se servir de nous pour faire avancer ses plans. Non loin d’ici se trouve un lac dont il a essayé de soumettre les habitants, mais ses enchantements ne sont guère efficaces sur un grand nombre de personnes. Il espère sans doute intimider le peuple du lac en se servant de nous. Peut-être qu’il nous enracinera près des couloirs de navigation et exigera une rançon auprès des navires de passage. À moins qu’il ne veuille simplement nous étudier. L’une de ses expériences a coûté la vie à mon frère cadet Koryon.
— Vous devez être libéré. Je vous aiderai à vous enfuir.
— Voilà de braves paroles, mais elles sont irréalistes. J’ai déjà atteint le stade où je ne peux survivre longtemps hors de l’eau. De plus, je suis trop lourd pour pouvoir me traîner sur le sol. J’aurais dû m’ancrer il y a des semaines. Je crains que vous ne puissiez guère m’aider directement.
— Comment puis-je laisser tout cela continuer sans protester ? Combien d’entre vous le magicien a-t-il déjà capturés, et combien d’autres subiront le même sort ?
— Il a pris les quatre premiers d’entre nous. Kyad l’Aîné n’a pas survécu à son rapt, mais ensuite le magicien a eu l’idée d’employer son démon pour s’emparer de nous alors que nous sortions un par un. (Kadul se tut pendant un moment. Puis il reprit :) Si je pouvais vous demander une faveur, je vous réclamerais votre épée, dont le tranchant me paraît fort affilé. Je suis prêt à vous offrir une arme en échange.
Kadul fit jouer un muscle et une lance spiralée de presque quatre pieds de longueur émergea d’un fourreau à sa taille. Adelrune se souvint de l’arme minuscule qu’avait brandie Kidir. Il hocha la tête pour accepter l’offre de Kadul, le cœur lourd.
— Frappez à la base, pour la sectionner de mon corps, lui expliqua Kadul.
L’épée d’Adelrune trancha net la chair du Rejeton ; cela fait, il la remit à Kadul.
— Écoutez-moi bien, dit Kadul. Voici ce que je sais : la caverne de Kuzar est située à cent lieues d’ici, mais j’ignore si c’est au sud, au nord ou à l’est. À une demi-journée de marche vers l’ouest se trouve un grand lac, et au-delà du lac une forêt. Le magicien dort durant le jour et ne vit que la nuit, quand ses démons sont actifs. Il se fie totalement à sa magie, aussi pouvez-vous vous échapper maintenant. L’entrée principale est en haut de l’escalier, à votre gauche.
— Mes possessions sont encore dans sa tour. Je dois les récupérer.
— Soit, mais c’est courir un grave danger. Ne prenez rien qui ne vous appartienne pas ! La loi de l’équilibre lui permettrait de vous châtier sévèrement en retour.
— Et Kodo ? Le magicien n’a pas de droit de propriété sur lui.
— Si vous deviez secourir Kodo, que la faveur de Kuzar vous accompagne.
Adelrune remercia gravement Kadul et quitta la pièce, refermant la porte derrière lui. Puis il monta l’escalier à pas de loups. Il ne rencontra aucun garde ensorcelé, aucun enchantement de protection, peut-être parce qu’il conservait sans cesse à l’esprit son intention de récupérer ses possessions et de s’en aller.
Enfin il atteignit l’étage supérieur de la tour. Il retrouva son sac à dos dans un coin, l’inspecta soigneusement pour vérifier que rien ne s’y trouvait qui ne lui appartienne. Il alla jusqu’à l’épousseter pour que même la poussière de la maison du magicien n’y adhère pas.
Il descendit une volée de marches et entrouvrit une autre porte. La pièce qui se trouvait derrière était remplie de cuves de verre ; Kodo se morfondait dans l’une d’elles. Adelrune n’eut aucune difficulté à le sortir de son bocal et à l’abriter dans son sac. Il lui fut beaucoup plus ardu de tarir le flot de remerciements que balbutiait Kodo.
Adelrune redescendit les escaliers, passa par la sortie que lui avait indiquée Kadul et se retrouva dehors, sous un soleil aveuglant. Il se mit à courir à toutes jambes, et ce ne fut que lorsque le dôme gris eut disparu à sa vue qu’il se permit de ralentir.
À la tombée de la nuit, il avait atteint les rives du lac. Kodo, à force d’être au sec, était entré dans une torpeur. Adelrune le sortit de son sac, le réveilla et se prépara à le déposer dans le lac. Il ressentit soudain une vague de tristesse, et Kodo frémit de tout son corps au même instant.
— Kodo, dit Adelrune, tu es maintenant l’Aîné des Rejetons de Kuzar. Je ne peux pas t’emporter avec moi plus loin. Je te souhaite longue vie, mais je te conseillerais de t’ancrer de l’autre côté de ce lac, si tu peux le rejoindre.
— Adieu, Adelrune de Faudace. Tu as été pour moi un ami fidèle ; je me souviendrai de toi même lorsque j’aurai atteint ma maturité.
Adelrune laissa tomber la coquille, la regarda disparaître sous les vagues. Puis il chargea son sac sur l’épaule et s’en fut en direction de la forêt qui se dressait contre le rivage occidental, comme une nuée menaçante.
7. L’Énigme de la sorcière
Vers minuit, Adelrune trouva à la lisière de la forêt un endroit à l’abri où il pourrait se reposer. Il se rappelait avec une certaine inquiétude son voyage à travers la forêt qui recouvrait les collines entre Faudace et la demeure de Riander ; mais aucun bruit étrange ne parvint à ses oreilles, et nulle manifestation bizarre ne l’accueillit lorsqu’il se réveilla.
Le soleil était déjà haut dans le ciel ; Adelrune vida son sac des dernières bribes de nourriture qui s’y trouvaient et réfléchit à la suite des événements. Il n’avait vu aucun signe des habitants des rives du lac pendant la nuit. Ils pouvaient vivre n’importe où sur son périmètre, et rien ne garantissait qu’ils soient amicaux envers les étrangers. De plus, l’attention du magicien gris se portait souvent sur le lac, comme l’en avait averti Kadul. Adelrune préférait s’éloigner du mage le plus possible.
Semblait-il que la chose à faire était de continuer son chemin jusqu’à ce qu’il puisse en savoir davantage sur l’endroit exact où il se trouvait. Adelrune poussa un soupir triste. Un périple de cent lieues à tout le moins l’attendait. Pour se réconforter, il se remémora l’histoire de Sire Baldazel et des cinq années de labeur qu’il avait endurées avant de récupérer la maison qui lui appartenait de droit ; mais les résultats de cet effort ne furent pas concluants.
Adelrune s’enfonça parmi les arbres, attentif à tout ce qui l’entourait, espérant dénicher bientôt quelque chose à manger. Cette forêt était si différente de la première qu’il avait connue qu’il en vint à la considérer presque comme hospitalière ; même si la possibilité de menaces à sa vie demeurait, elle lui semblait lointaine. Sous la voûte de feuilles, l’air prenait une teinte vert sombre et une riche odeur d’humidité et de pourriture l’imprégnait. Il n’y avait trace d’aucun animal, mais Adelrune entendait des chants d’oiseaux. Il finit par repérer un groupe de champignons comestibles et les cueillit jusqu’au dernier ; il en mangea la moitié et rangea le reste dans son sac.
Vers la fin du second jour, ayant épuisé les champignons et n’ayant rien trouvé d’autre pour remplir son estomac, à part quelques tubercules faméliques, il croisa un sentier qui traversait la forêt. Le sentier était constitué de deux ornières parallèles peu profondes ; en leur centre, un troisième sillon se laissait deviner. Le sentier était de toute évidence peu fréquemment utilisé, mais il était indéniablement réel. Adelrune décida de le suivre, vers sa gauche, s’éloignant toujours du lac et du magicien gris.
Le sol descendait maintenant en pente douce. Les arbres étaient trop denses pour qu’Adelrune puisse se repérer. Les feuillus cédèrent la place aux conifères alors qu’il avançait ; un tapis orange foncé d’aiguilles mortes recouvrit le sol. Le sous-bois s’éclaircit, la visibilité s’améliorant d’autant. Mais tout ce qui s’offrait à sa vue, c’était une armée de pins et de sapins.