Les troncs écailleux des arbres étaient ponctués de globules de sève jaune foncé, sourdant des blessures de l’écorce. Des fourmis noires montaient et descendaient le long des troncs, se rassemblaient auprès des globes de sève, leurs antennes frémissantes. S’en nourrissaient-elles ? Adelrune tenta une expérience, rogna un petit morceau de sève durcie avec sa dague et y passa la pointe de la langue. Il eut beau cracher immédiatement, le goût infect lui emplit la bouche pendant de longues minutes.
Adelrune suivait toujours le sentier, qui ne devenait ni plus ni moins distinct. À la tombée de la nuit, il choisit un endroit pour camper ; tandis qu’il ramassait des brindilles et des branches mortes pour son feu, il découvrit par hasard une plume roussâtre cachée sous les aiguilles de pins ; elle était aussi longue que son avant-bras. Le jeune homme leva un regard inquiet vers la cime des arbres. La plume était à moitié pourrie, sa position sous le tapis d’aiguilles confirmait qu’elle n’était pas récemment tombée ; il n’en restait pas moins que c’était un signe de la présence d’une effraie cuivreuse. Adelrune passa une nuit agitée ; ses rêves furent du genre dont nul ne souhaite se souvenir.
Le matin était frais et brumeux ; une vapeur blanche s’élevait plus haut que sa tête et enveloppait tout ce qui l’entourait. Sans le sentier pour se guider, Adelrune pressentait qu’il aurait tourné en rond ; le brouillard était si épais que sa vision ne portait pas plus loin qu’une douzaine de pas devant lui. La brume ne semblait pas vouloir se dissiper ; l’air ne se réchauffait pas. L’estomac d’Adelrune grondait douloureusement. Sa nourriture était épuisée et il n’avait rien trouvé d’autre pour se sustenter ; il aurait pu chasser, mais la forêt était vide d’animaux ; il avait grimpé à des arbres en espérant y trouver des nids d’oiseaux et des œufs, en vain ; et sa gourde d’eau était presque vide.
La pente du sol s’accentua ; le sentier descendait dans une vallée, perpendiculairement à son axe. Au fond de la vallée, raisonna Adelrune, il devrait trouver non seulement un ruisseau pour étancher sa soif, mais aussi diverses plantes comestibles.
Le ciel couvert ne laissait filtrer qu’une lumière pâle et grise. Adelrune continua sa marche pénible le long du sentier. Des voix faibles lui parvinrent. Il s’arrêta pour mieux écouter. Il s’était attendu à ce que les sons s’évanouissent aussitôt, mais des mots devinrent rapidement distincts – dans une langue qu’il ne connaissait pas. Plusieurs voix féminines de concert, chantant ou psalmodiant.
Adelrune continua sa route ; les voix devenaient de plus en plus nettes. Il gardait tous ses sens en alerte ; les circonstances exigeaient la plus extrême prudence. Le brouillard l’entourait toujours, mais il paraissait enfin vouloir se dissiper.
Adelrune entendit une exclamation de surprise étouffée provenant d’un peu plus loin devant lui et bondit à couvert derrière un arbre. Il lui avait semblé entrevoir une forme tenant ce qui aurait pu être un arc.
Un faible bruit de mouvement, puis plus rien. Adelrune, tendant l’oreille, ne perçut rien d’autre. Il se risqua à jeter un coup d’œil au-delà du tronc du pin ; cela n’entraîna aucune réaction, et il ne pouvait plus distinguer la silhouette. Il attendit de longues minutes ; la forêt demeurait silencieuse. Au loin résonna une trille comme celles qu’il avait entendues jusqu’ici – mais était-ce bien un chant d’oiseau ? Pouvait-il s’agir plutôt d’un signal ?
Adelrune se savait pris au dépourvu. Il ne pouvait se permettre de patienter indéfiniment, au contraire, probablement, de l’autre. Qui n’était sans doute d’ailleurs pas seul, ce qui empirait les choses.
Peut-être n’y avait-il pas lieu de s’inquiéter. Il décida de héler l’inconnu sur un ton de salutation amicale. En guise de réponse, une flèche émergea en sifflant du brouillard et s’enfonça dans le tronc de l’arbre. Adelrune marmonna un juron. Si seulement il avait eu un bouclier ! Du temps passa encore tandis qu’il se recroquevillait derrière l’arbre. Le brouillard se dispersa un peu, ce qui n’arrangeait rien. Les voix féminines s’étaient tues depuis longtemps ; maintenant Adelrune entendait des murmures proches. L’archer avait été rejoint par des alliés.
— Je ne voulais pas faire intrusion sur votre territoire, cria finalement Adelrune. Je m’excuse sincèrement de vous avoir porté offense. Ne pourrions-nous pas régler ceci à l’amiable ?
Une salve de cris de rage accueillit cette avance et trois autres flèches furent tirées dans sa direction. Une voix solitaire s’éleva ensuite, le narguant dans un langage qu’il ne pouvait interpréter.
— Ce n’est pas juste ! s’exclama Adelrune, furieux. Je ne peux même pas parler votre langue ; vous ne me laissez aucune chance de m’expliquer !
— Nous connaissons bien la langue mâle, lui fut-il répondu. Explique-toi tant que tu veux, tu finiras quand même embroché.
— Quel est donc mon crime, dans ce cas ? Qu’ai-je fait pour mériter d’être tué ?
Après un moment de silence, la voix de la femme s’éleva de nouveau, tremblante de rage.
— Tu es un mâle, tu es venu dans cette forêt qui est la nôtre, pour nous défier. Tu savais quelle punition tu encourais ; ne t’avise pas de demander grâce !
Plusieurs autres flèches filèrent vers lui, deux d’entre elles provenant de sa gauche et de sa droite. On était en train de l’encercler : le tronc de l’arbre ne lui servirait plus longtemps de protection.
— Je n’étais au courant d’aucun châtiment, cria Adelrune. Pourquoi donc les mâles n’ont-ils pas le droit de se rendre dans cette forêt ?
— À cause des femmes que tu as maltraitées et souillées ! Nul homme qui a forcé une femme ne ressort vivant d’ici. Montre-toi et nous te tuerons prestement. Voilà toute la miséricorde que tu recevras !
— Je suis chaste ! répondit Adelrune après un instant. Je n’ai jamais connu aucune femme !
Il y eut une discussion à voix basse ; puis la femme parla de nouveau.
— La cloche n’a pas sonné. Si tu es pur, nous te laisserons vivre. Montre-toi ; il ne te sera fait aucun mal. Je le garantis.
Hésitant, Adelrune se leva et sortit de derrière l’arbre. Une demi-douzaine de femmes émergeaient du brouillard, vêtues de tuniques brun roux et de chausses couleur de boue. Chacune avait les cheveux coupés presque ras d’un côté et longs de l’autre, tressés de façon compliquée. Leur dirigeante marchait en tête. Celle qui l’accompagnait un pas derrière portait un étrange chapeau tissé de plumes et d’os ; elle tenait un bâton fourchu où se balançait une cloche de métal noir.
— Je suis Challed, dit la dirigeante.
— Je me nomme Adelrune.
— Et que fais-tu ici ?
— Comme je vous le disais, je ne voulais pas empiéter sur vos terres. Je tente de rentrer chez moi, mais je me suis égaré ; je ne sais plus dans quelle direction voyager. J’espérais, en suivant le sentier, arriver à un hameau.
Challed jeta un coup d’œil à la cloche, reporta son attention sur Adelrune.
— Cette forêt est la Vlae Dhras. Tout le monde sait dans les environs qu’aucun homme n’a le droit d’y poser le pied, sauf s’il est encore charnellement pur. Personne ne te l’a donc dit ?
— Je n’ai parlé à aucun habitant de cette région.
La cloche tinta doucement.
Challed fronça les sourcils et deux de ses archères pointèrent leurs arcs sur Adelrune.
— Je ne te conseille pas de mentir, l’avertit Challed.
— Je n’en avais pas l’intention, dit Adelrune d’un ton soucieux, comprenant tardivement la référence antérieure de Challed à la cloche. La dernière personne à qui j’ai parlé vit assez loin d’ici et je ne le considérais donc pas comme quelqu’un de cette région ; votre cloche n’a peut-être pas la même opinion.