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Adelrune réfléchit encore à l’énigme de la sorcière, mais ne pouvait formuler aucune hypothèse valable. La maison était certainement une métaphore, mais de quoi ? Il dressa mentalement une liste de toutes les énigmes et devinettes que mentionnait le Livre des Chevaliers, et de celles que lui avait apprises Riander. Aucune ne ressemblait à celle-ci.

Vers la fin de l’après-midi, les femmes du campement s’assemblèrent et recommencèrent le chant qu’il avait entendu plus tôt dans la journée. Cette fois-ci, toutes y participaient ; elles chantèrent pendant des heures, une mélodie à la fois superbe et subtilement menaçante.

Adelrune pensa soudain à sa mère adoptive Eddrin, ce qu’il n’avait pas fait depuis des mois ; il se demanda comment la vie avait pu lui paraître. Il connaissait par cœur les Préceptes de la Règle concernant les femmes, comme tous les Préceptes, mais il n’avait jamais pris la moindre peine de les comprendre, puisqu’ils ne l’affectaient pas. Il les avait rejetés implicitement, puisqu’ils faisaient partie de la Règle, mais ne s’y était jamais opposé.

Il les récita mentalement, essayant de comprendre leurs implications plutôt que de simplement se rappeler les mots par cœur. Il se remémora des extraits des Commentaires, les « Exhortations contre l’Épouse Paresseuse » du Didacteur Maltrevane, les déclarations du Didacteur Mornude lors de ses visites, essayant de les percevoir à travers les yeux de Mère.

Si ces femmes étaient traitées dans leur contrée natale comme la Règle conseillait de traiter les femmes à Faudace, conclut-il après un temps, rien de surprenant à ce qu’elles décident de s’enfuir dans la forêt, de se regrouper entre elles et de parler un langage réservé à leurs seules oreilles…

Et alors ses pensées se tournèrent vers la poupée dans la boutique de Keokle. Un brusque élan de remords lui noua les entrailles. Il frissonna, serra ses bras contre lui-même et dit à voix haute : « Je n’avais pas oublié. » Mais c’était un mensonge, car il avait bel et bien oublié. Absorbé par sa formation, puis par ses aventures, il n’avait pas eu la moindre pensée depuis longtemps pour la poupée qu’il avait fait vœu de secourir.

Ses yeux étaient humides ; il les essuya d’un geste empreint de colère. Qui donc pourrait lui reprocher de perdre son temps ? N’essayait-il pas sans cesse de retourner à la maison de Riander, d’où il repartirait immédiatement vers Faudace pour remplir sa quête ? Même s’il avait oublié son but quelque temps, cela n’avait nui en rien à sa résolution. Il se jura néanmoins de ne plus laisser ses pensées s’écarter si loin de la poupée dans l’avenir, et scella son serment par une cérémonie puérile, traçant une croix dans la terre et crachant en son centre.

Il se calma après un moment, même si le remords couvait encore en lui. Il regardait la clairière, baignée par le crépuscule roux, emplie de la lamente des femmes. L’épuisement le submergea et il s’endormit.

Au matin, Challed vint le réveiller, accompagnée d’une archère et d’une des sorcières de second rang. Elle avait apporté de l’eau et des provisions suffisantes pour des journées de voyage. Le groupe s’en fut à travers la forêt, grimpa hors de la vallée. Peu avant le coucher du soleil, ils atteignirent l’orée de la Vlae Dhras. Challed lui dit cérémonieusement adieu et la jeune sorcière prononça une invocation incompréhensible, mais présumément bienveillante. Adelrune les salua à son tour et s’en fut son chemin.

8. L’Auberge des Cinq Vents

Après trois jours de voyage, il se libéra de la forêt et parvint à une steppe venteuse, sous un ciel où filaient les nuages. Il crut même un instant que le vent charriait l’odeur piquante du sel, mais ce n’était que le fruit de son imagination.

Adelrune continua son chemin vers l’ouest, comme l’Owla le lui avait conseillé. La steppe n’était marquée d’aucun sentier. Le sol n’était pas aussi plat qu’il l’avait d’abord cru : il ondulait en longues vagues peu profondes. Au creux de chacune coulait un ruisseau bordé de roseaux grêles.

Le soir de son deuxième jour dans la steppe, Adelrune aperçut une grande structure à l’horizon. Se profilant contre le soleil couchant, elle avait une apparence quelque peu sinistre, ce qui n’empêcha pas le jeune homme de s’en approcher, tant il ressentait le besoin d’une présence humaine.

Vue de plus près, la structure se révéla être une maison à trois étages, ses murs percés de nombreuses fenêtres. Elle était bâtie en retrait d’une route traversant la steppe du nord au sud. Une grande cour devant l’entrée principale, qui faisait face à l’ouest, était pavée de briques roses. Quatre hauts arbres poussaient au sud et au nord de la maison. Une construction basse de plafond au nord-est de l’habitation devait être une étable. Adelrune resta à bonne distance pour examiner les lieux et vit bientôt une jeune fille sortir de la maison afin de balayer les dalles de la cour.

Il se décida enfin à s’approcher de la maison. La jeune fille prit note de son arrivée avec une curiosité évidente, mais ne parut pas s’alarmer. Quand il ne fut plus qu’à deux ou trois pas des briques de la cour, elle le héla en lui demandant :

— Êtes-vous venu prendre une chambre, messire ?

Tout devint clair alors ; de quoi d’autre aurait-il pu s’agir ? Dans combien des histoires que recelait le Livre des Chevaliers ne retrouvait-on pas une auberge solitaire ?

— Ma foi, si vos prix sont à la portée de ma bourse, pourquoi pas ? répliqua Adelrune.

La jeune fille rentra à l’intérieur, lui faisant signe de la suivre. Adelrune entra à son tour, remarquant une enseigne suspendue à la porte, si usée par les intempéries qu’elle en était presque illisible. Plissant les yeux, il parvint à déchiffrer les mots « Auberge des Cinq Vents ».

L’entrée donnait sur une salle commune de bonne taille, basse de plafond. La jeune femme fit venir le propriétaire : un homme d’âge moyen, trapu, son crâne dégarni contrastant avec une prodigieuse moustache rousse. Il offrit à Adelrune une chambre pour la nuit à un prix raisonnable. Adelrune acquiesça, paya d’avance, se séparant d’une des quelques pièces que Riander lui avait confiées.

Le tenancier, qui avait dit se nommer Berthold Weer, jaugea Adelrune du regard.

— Et d’où donc venez-vous, messire ? Vous portez un haubert d’un genre qui se voit en Intide, mais vous n’avez pas l’air d’un Intidan.

— Je viens d’assez loin, dit Adelrune, ne désirant pas être plus précis.

— Et dans quelle direction allez-vous ?

— Vers l’ouest.

Le tenancier fronça les sourcils.

— Vous venez de l’est, dans ce cas ?

Un chevalier ne ment pas. Adelrune acquiesça.

— À l’est d’ici, il n’y a que la steppe, dit le tenancier, et au-delà de la steppe, la forêt des sorcières.

Avant qu’Adelrune ait pu lui offrir une réponse, le bras du tenancier se détendit brusquement et il passa son pouce le long de la mâchoire du jeune homme.

Adelrune fit un bond vers l’arrière, prêt à se défendre, mais Berthold Weer avait ouvert ses mains, paumes vers le bas, dans un geste pacifique,

— Je vous demande pardon, l’ami, mais il me fallait être sûr.

— Je ne comprends pas de quoi vous parlez.

— Je devais toucher votre barbe. Il y a des années de cela, une des sorcières de la Vlae Dhras est venue ici, déguisée en jeune homme, et elle a dévasté une caravane entière avec sa magie. Cinq hommes sont morts avant qu’on puisse l’attraper. Nous l’avons brûlée selon le rite consacré et répandu ses cendres en cercle autour de l’auberge pour décourager ses sœurs de revenir. Mais malgré tout, un voyageur solitaire provenant de l’est doit être traité avec… prudence, si vous voyez ce que je veux dire.