— Il y a des contrées plus loin à l’est que la forêt des sorcières, maître Weer. Vous auriez pu me poser la question franchement.
Le propriétaire haussa les épaules en un geste pompeux.
— Bah, il n’y a pas de mal, n’est-ce pas ? Venez, je vais vous montrer votre chambre.
Le soir venu, Adelrune descendit souper dans la salle commune, qu’il trouva déserte. La servante qui l’avait accueilli, Madra, lui apporta son repas. En réponse à ses questions, elle expliqua que des caravanes traversaient la steppe plusieurs fois par mois, reliant les cités de Dandimer au nord et de Thurys au sud.
— Et qu’y a-t-il à l’ouest ? demanda Adelrune.
— La steppe désolée, et au bout de la steppe une ville au bord de la mer ; la ville s’appelle Corrado.
— Personne ne traverse la steppe seul ?
— Pas à ma connaissance, messire. Il y a des prédateurs terribles qui rôdent dans la steppe : des pardels féroces et des loups aux âmes d’hommes, sans parler de la Manticore. Un voyageur seul court à sa perte.
Adelrune avait appris que les pardels se trouvaient normalement dans les forêts des régions chaudes. Leur présence dans cette steppe était peu probable, malgré ce que Madra en disait. Il était par contre plus enclin à croire à l’existence des loups ; et ce que Madra appelait des pardels était peut-être un autre genre de prédateur. Des lions tachetés, ou même des lonces des plaines. Cela n’avait rien d’invitant.
— Je n’ai jamais entendu parler de la Manticore, dit-il. De quel genre de bête s’agit-il ?
— Elle est haute comme trois hommes, messire, et elle crache des flammes par son nez et par ses oreilles. On dit que sa seule vue vous fait mourir de terreur.
Adelrune retint un sourire sceptique. Que Madra laisse son imagination ou sa crédulité l’emporter sur sa raison, son avertissement pouvait receler un fondement de vérité. Il avait encouru suffisamment de risques jusqu’ici. Prudence était mère de sûreté ; il ne se hasarderait pas à traverser la steppe en solitaire.
— Je suppose que des gens se rendent de Dandimer ou de Thurys à Corrado ; quand donc passera la prochaine caravane ?
— D’ici quatre ou cinq jours, messire.
Adelrune évalua mentalement ses finances ; les tarifs de l’Auberge des Cinq Vents étaient raisonnables, mais il pouvait à peine se permettre de louer une chambre pour une semaine. Il n’aurait certainement pas les moyens de payer son passage jusqu’à l’une des villes, mais il pourrait peut-être convaincre les caravaniers de l’engager comme garde. Aucune meilleure stratégie ne lui venait en tête.
— Je suppose que j’attendrai la prochaine caravane ici, déclara-t-il.
Berthold Weer était entré inaperçu dans la salle commune. Il hocha la tête amicalement à l’adresse d’Adelrune, désigna Madra avec un moulinet du bras qui se voulait élégant.
— Notre Madra est une jeune femme charmante, n’est-ce pas, messire ?
Adelrune acquiesça poliment.
— Quand les caravanes s’arrêtent ici, les services de mes filles sont très en demande, et les prix sont élevés. Mais je me sens d’humeur généreuse ce soir et je vous louerai ses services pour une somme symbolique.
Adelrune, pris de court, en resta bouche bée.
— Si elle n’est pas tout à fait à votre goût, peut-être aimeriez-vous examiner les autres ? Chloé travaille aux cuisines et a un peu plus de chair sur les os ; vous avez peut-être pu déjà apercevoir Ylionne quand vous êtes descendu ; une adorable petite chose, mais en toute honnêteté elle ne fait pas le poids comparée à Madra.
— Non ; non merci, parvint à articuler Adelrune.
Il se sentait rougir et essayait de réprimer son trouble. Le tenancier haussa les épaules, agacé, et quitta la salle à grands pas. Madra eut une grimace triste à l’adresse d’Adelrune et retourna aux cuisines.
Adelrune, quant à lui, s’en fut à sa chambre. La proposition de Berthold Weer l’avait à la fois consterné et exaspéré. Mais que pouvait-il faire ? Inutile d’essayer de convaincre Weer de s’amender ; impensable de le défier en combat singulier pour trancher la question. Adelrune laisserait-il alors les choses continuer de la même manière sans protester ? Il le faudrait bien, même si cela lui restait dans la gorge. Même s’il parvenait d’une façon ou d’une autre à forcer Berthold Weer à libérer les jeunes femmes de leur servitude, la situation reviendrait sans l’ombre d’un doute à son état antérieur aussitôt qu’il serait parti.
Avec le coucher du soleil, toute couleur avait fui le ciel ; l’obscurité envahit la chambre. Bientôt, malgré ses ruminations, Adelrune s’endormit, vaincu par le confort du lit ; c’était devenu un luxe incroyable de pouvoir dormir sur un matelas… Les heures passèrent.
Une planche émit un craquement. Adelrune s’éveilla aussitôt en sursautant, bondit sur ses pieds et s’empara de sa lance.
— C’est Madra, vint un murmure dans l’obscurité.
— Laissez-moi ; je n’ai pas demandé vos services…
— Je sais ; c’est pour ça que je suis venue. Je veux vous poser une question.
La porte grinça en se refermant. Madra alluma alors un bout de chandelle posée dans une soucoupe fêlée. Adelrune s’était imaginé qu’elle serait vêtue d’une chemise de nuit, mais elle était encore complètement habillée.
— Quand le maître a cru que vous veniez de chez les sorcières, il a vérifié que vous étiez un homme, et de son point de vue la question était réglée. Mais, même si vous êtes un homme, ça ne veut pas dire que vous n’avez pas visité la Vlae Dhras, n’est-ce pas ?
Après un instant, Adelrune admit : « En effet. »
— Les sorcières laissent vivre les hommes s’ils sont encore purs, c’est ce que disent les femmes. Vous m’avez rejetée parce que vous êtes chaste.
— Je n’ai pas fait vœu de chasteté, dit Adelrune. Si je n’ai pas demandé votre présence dans mon lit, c’est parce qu’il est indécent de vendre la chair des autres comme le fait Berthold Weer. Ou dois-je comprendre que vous pratiquez ce métier de votre plein gré ?
— Il faut bien manger, laissa tomber Madra amèrement.
Il y eut un silence gênant. Puis Adelrune lui demanda doucement :
— Que vouliez-vous savoir sur la Vlae Dhras ?
— Vous y étiez ? Vous avez vu les sorcières ? Racontez-moi !
— La plupart des renégates de la Vlae Dhras ne sont pas des sorcières, mais des guerrières : d’habiles pisteuses et chasseresses. Elles vivent dans des tentes, partagent leur nourriture et leur boisson ; elles chantent et parlent un langage qui leur est propre et qu’aucun homme, à les croire, ne peut comprendre. D’après ce que j’ai vu, elles m’ont paru plutôt heureuses. J’ai eu de la chance de survivre à notre rencontre, et pourtant elles se sont montrées plutôt courtoises et généreuses une fois que nous sommes parvenus à nous entendre…
Madra écouta son histoire en silence, son visage dans la lumière tremblotante de la chandelle paraissant agité par cent émotions différentes.
— Dites-moi, demanda Adelrune quand il eut terminé. L’histoire de Maître Weer, au sujet de la sorcière et de la caravane, était-elle véridique ?
— Je n’étais pas ici à l’époque. Je sais qu’il y a cinq ans on a brûlé une femme en l’accusant d’être une sorcière : la rumeur en est parvenue à Thurys par l’intermédiaire des caravanes. Mais je suis sûre qu’elle était innocente.
— Très probablement, reconnut Adelrune.
Madra semblait sur le point de dire autre chose, mais en définitive elle garda le silence. Elle se rendit à la porte, souffla la chandelle et s’éclipsa.
Adelrune se rallongea, troublé. Il se rappela l’offre de Berthold Weer, et cette fois-ci ce ne fut pas seulement l’indignation qu’il ressentit, mais un frisson de désir. Son corps tremblait ; il sentait des énergies le traverser qu’il n’avait jamais encore connues. Une partie traîtresse de son esprit lui récitait ce qu’il avait manqué, et des images de luxure par douzaines passaient devant ses yeux ouverts sur l’obscurité. Riander l’avait averti : « La coupe noire a vieilli ton corps de six années ; mais elle n’a pas seulement volé une partie de ta durée de vie, elle t’a aussi fait don d’une maturité de la chair que tu n’as pas encore eu le temps de maîtriser. Je peux t’apprendre à contrôler ton souffle, tes bras et tes jambes, mais il y a des aspects de ton corps que tu devras apprendre à maîtriser par toi-même. »