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Péniblement, utilisant l’une des disciplines que Riander lui avait enseignées, Adelrune força son esprit à se vider de toute pensée. Après une éternité, il parvint à s’endormir.

*

La journée suivante se passa lentement. Les jambes d’Adelrune fourmillaient, comme si elles souhaitaient reprendre immédiatement le voyage vers l’ouest, mais Berthold Weer avait confirmé les dangers de la steppe. Vers la fin de l’après-midi, tandis qu’il se promenait au sud de l’auberge, espérant apercevoir un signe de l’arrivée d’une caravane, Madra vint le trouver.

— Je voulais vous remercier, dit-elle.

— Et de quoi donc ?

— De m’avoir parlé de la Vlae Dhras. J’ai pris une décision ; je pars pour la forêt ce soir même. J’ai dérobé de la nourriture et une vieille paire de bottes de Maître Weer. Comme je ne vous reverrai plus, je voulais vous remercier maintenant.

— Vous parlez de cinq jours de voyage au bas mot ! objecta Adelrune. Vous devrez traverser non seulement la steppe mais les contreforts de la forêt. Je n’ai rien rencontré sur le chemin de votre auberge, mais cela relevait peut-être de la chance pure et simple. Ce périple pourrait mettre votre vie en danger.

— De toute façon, je pars. J’ai toujours été une sorcière au fond de moi-même, mais c’est seulement maintenant que je l’ai compris. Quoi qu’il arrive, je veux y aller.

— Dans ce cas, déclara Adelrune, je vous accompagne. Si je suis responsable de votre décision, il est de mon honneur de vous protéger.

Madra parut à la fois contrariée et soulagée. Elle dit à Adelrune qu’elle l’attendrait dans l’étable au crépuscule. Avec un soupir résigné, Adelrune s’en fut faire ses bagages.

Une heure et demie plus tard, alors que le bord du soleil effleurait l’horizon, Adelrune se rendit, sans être vu, jusqu’à l’étable ; il avait laissé assez d’argent dans sa chambre pour couvrir les frais de son séjour.

Madra l’attendait ; les bottes de Weer qu’elle portait lui donnaient l’air d’une enfant. Elle avait à l’épaule un sac de jute bourré de nourriture. « Allons-y », dit Adelrune, et tous deux s’en furent vers l’est, voyageant dans l’ombre immense que projetait sur la steppe l’Auberge des Cinq Vents.

Le soleil se coucha complètement ; il ne restait à l’occident qu’un lavis de vieux rose. Adelrune, qui n’avait cessé de jeter des coups d’œil inquiets derrière eux, se détendit. Puis il vit quelque chose bouger à l’orient qui s’assombrissait. Il prit le bras de Madra pour qu’elle s’arrête, tandis qu’il ajustait son regard.

L’être volait si haut que ses plumes reflétaient les derniers rayons du soleil et scintillaient d’orange cuivré. Il virevolta et plongea vers eux.

« À terre ! » hurla Adelrune, poussant rudement Madra à plat ventre contre le sol. « Ne faites pas un geste ! »

Il s’éloigna d’elle à toutes jambes, hurlant à tue-tête et agitant sa lance pour attirer l’attention de l’effraie cuivreuse. L’oiseau changea l’angle de sa descente et fonça droit sur lui. Ses immenses yeux dorés brillaient de leur propre lumière. Adelrune s’arrêta, assura sa position et pointa sa lance, sachant que tous ses efforts étaient futiles. L’effraie était d’une taille telle qu’elle aurait pu soulever un cheval dans ses serres sans le moindre effort.

L’effraie ulula ; le son était si terrifiant que la partie animale de l’esprit d’Adelrune reprit le dessus. Aveuglé par la panique, il laissa choir sa lance, se mit à quatre pattes et gratta furieusement la terre comme s’il essayait de fouir un terrier pour s’y cacher.

Une violente bourrasque le gifla ; il entendit le battement d’ailes immenses, mais l’impact des serres dans son dos ne venait pas.

Un peu de sa rationalité lui revint. Il avait abandonné Madra ! Pénétré d’horreur, Adelrune se remit sur ses pieds et regarda derrière lui.

Sa crise de panique n’avait duré que quelques battements de cœur. À vingt verges de lui, l’effraie cuivreuse battait des ailes au-dessus de Madra ; l’oiseau la prit délicatement dans une de ses serres. L’effraie tourna un instant la tête complètement vers l’arrière, pour fixer Adelrune du regard une dernière fois, puis s’envola vers l’est, transportant Madra.

Adelrune alla récupérer sa lance et regarda vers l’est un long moment. Puis il dit tout haut :

— La peur, Owla. Et la folie, je suppose. La maison, bien sûr, étant une métaphore de l’esprit. J’apprécie la leçon, mais, en toute franchise, je trouve vos méthodes lourdement insistantes.

*

Adelrune revint à l’auberge, dans laquelle régnait la plus vive agitation. Semblait-il que Madra avait laissé un message à l’adresse de Berthold Weer pour lui apprendre son départ. Quand Adelrune pénétra dans la salle commune, Ylionne poussa un cri effarouché et s’en fut quérir l’aubergiste.

Berthold Weer, sa moustache rousse hérissée, abreuva Adelrune d’injures jusqu’à ce que l’aspirant chevalier incline sa lance vers l’avant et frappe sa poignée contre le plancher de pierre.

— Ç’en est assez, déclara Adelrune. Madra est partie, je puis vous garantir qu’elle ne reviendra pas, et voilà tout.

— Cette petite garce était encore liée par son contrat d’apprentissage ! J’ai perdu au moins trois ans de revenus ! Vous allez me dédommager pour mes pertes ou alors…

Adelrune fit un pas vers lui, laissant finalement sa colère se manifester. Berthold Weer, perdant contenance, retraita.

— Ou alors quoi ? Je ne vous dois rien, dit Adelrune d’un ton glacial. J’ai payé pour mon séjour ici, et vous n’aurez pas un liard de plus. Si vous souhaitez vraiment être dédommagé, je vous suggère d’adresser votre requête aux sorcières de la Vlae Dhras.

Sur ce, Adelrune fit volte-face et quitta l’Auberge des Cinq Vents, ignorant les imprécations que murmurait Berthold Weer dans son dos.

À l’ouest, avait dit l’Owla. Il n’attendrait pas la prochaine caravane. Sous les étoiles naissantes Adelrune se mit en route à travers la steppe.

*

Quand vint l’aube, il se trouvait déjà à une bonne distance de l’Auberge des Cinq Vents. Autour de lui s’étendait la steppe, ponctuée par des touffes de broussaille, de temps à autre une mare entourée de roseaux. Adelrune s’orientait d’après le soleil et continuait droit vers l’ouest.

Durant la journée, il croisa les traces de plusieurs ongulés, qui lui semblèrent être un genre de bovins sauvages, se déplaçant en groupes de cinq à dix individus. D’après la profondeur de leurs empreintes, ils étaient plutôt petits et ne poseraient guère de danger s’il devait en rencontrer. Il suivit brièvement les traces et tomba sur quelque chose de beaucoup plus inquiétant : trois profondes empreintes d’une tout autre nature : elles avaient été laissées par une patte à six doigts, clairement pourvus de griffes. Les empreintes étaient presque aussi larges que sa propre paume. Une lonce ? Quoi que ce fût, lonce, lion tacheté ou pardel, il ne tenait nullement à le rencontrer.

Adelrune continua sa route, encore plus sur le qui-vive, mais à part un oiseau tournoyant au loin, et les insectes qui bourdonnaient dans l’herbe, la steppe semblait vide.