Tôt l’après-midi, il arriva à une déclivité du terrain, au fond de laquelle se dressaient des ruines de pierre. Adelrune pensa qu’elles pourraient lui servir d’abri ; il alla voir de plus près.
Les ruines couvraient une modeste superficie ; elles semblaient être les vestiges d’une villa. Quelques parcelles d’un plancher dallé avaient survécu aux années et trois colonnes restaient debout, donnant un aspect mélancolique à l’ensemble. Le reste de la cuvette était rempli d’un amas de pierres usées par le temps. Adelrune y fourragea précautionneusement, craignant d’y trouver un nid de serpents ou d’autres dangers dissimulés, mais ne découvrit rien de plus terrifiant qu’une colonie de cloportes.
Il valait mieux voyager de jour que de nuit ; Adelrune décida de se reposer ici jusqu’au matin suivant. Il y avait amplement d’herbe sèche pour qu’il se construise un lit plus ou moins confortable ; quand ce fut fait, il s’adossa à une des colonnes et mangea.
La cuvette était réchauffée par le soleil ; Adelrune laissa ses yeux se fermer un instant. Il sentit ses membres s’engourdir, sa respiration ralentir. Avec un immense effort de volonté, il ouvrit les paupières. Le soleil s’était couché, la lune s’était levée, et la cuvette était maintenant plongée dans une pénombre argentée. Adelrune leva la tête – elle lui paraissait peser une tonne – et regarda vers le haut.
Deux formes visibles contre le ciel d’un bleu d’encre occupaient le sommet des deux autres colonnes. Chacune de la hauteur d’un homme, elles avaient de vastes ailes aux extrémités effilochées, qu’elles laissaient retomber très bas, comme de grands manteaux. Leurs têtes, enfoncées profondément entre leurs épaules, s’ornaient de becs crochus ; leurs yeux étaient placés non pas au-dessus de ces becs mais bien en dessous.
L’une des créatures pencha la tête et s’inclina mollement sur son perchoir pour examiner Adelrune. Les membres par lesquels elle agrippait la colonne ressemblaient de façon inquiétante à des mains humaines aux longs doigts.
— Tu vois, Frère, remarqua-t-elle, il ne dort pas.
— Pas tout à fait, Frère, dit son compagnon. Il ne dort pas tout à fait, non, mais il n’est pas loin du sommeil.
— S’il ne dort pas, il est certainement prématuré de se nourrir.
— Mais s’il dort presque, il y a peu de chances qu’il puisse se défendre convenablement, même quand viendra la douleur.
Adelrune savait qu’il devait rêver ; le rêve était assez désagréable pour qu’il essaie de se réveiller – mais il n’y parvenait pas.
— Mais, Frère, continua la première créature de sa voix geignarde et rauque, quand viendra la douleur, s’il devait se défendre, il pourrait nous causer bien du tort. Regarde la lance à ses côtés, regarde l’armure qu’il porte. Ce n’est sûrement pas une proie facile.
— Je maintiens que nous devrions le dévorer maintenant. Voilà trop de jours que nous n’avons pas mangé. Je te le dis, nous devons nous en nourrir.
— Alors tu devras y aller en premier, Frère, et seul, car je ne veux pas courir le risque qu’il nous attaque. Vas-y le premier, Frère, dévore ses yeux et ouvre-lui la gorge, et alors nous pourrons nous en nourrir en sécurité.
La seconde créature remua inconfortablement sur son perchoir, ses doigts se serrant sur la pierre pourrissante.
— Il se peut, dit-elle après un moment, qu’il soit en effet plus prudent de ne pas le manger, puisqu’il est peut-être assez réveillé pour se défendre.
— Vous êtes deux couards, Frères, et deux idiots, dit une voix directement au-dessus de la tête d’Adelrune ; à cette révélation qu’une troisième créature se tenait perchée à moins de six pieds de lui, un frisson de peur le traversa, mais le frisson était étouffé et ralenti, et ne suffit pas à le libérer de sa torpeur.
— Il n’est pas tout à fait endormi, continua la troisième créature, aussi ne devrions-nous pas nous risquer à l’attaquer.
— Donc tu es d’accord avec moi, Frère, dit le premier.
— Absolument pas. Tu es prêt à abandonner une telle quantité de viande, simplement parce que l’enchantement qui imprègne cet endroit est devenu trop faible pour l’y retenir ! Sottise !
— Mais que faire alors ? demanda la seconde créature d’un ton plaintif.
— N’as-tu point vu Son Altesse ce matin même, Frère, alors que tu volais jusqu’au lac ?
— C’est exact, Frère. Son Altesse pourchassait un troupeau d’antilopes et ne pouvait répondre en toute politesse à mes salutations.
— Donc, selon toute probabilité, Son Altesse s’est abritée pour la nuit non loin d’ici. Voici ce que nous allons faire : nous allons nous envoler à la recherche de Son Altesse ; une fois que nous l’aurons trouvée, nous la ramènerons à cet endroit. Son Altesse tuera la proie pour nous, et nous obtiendrons la moitié de la viande – sans le moindre risque.
Les deux autres acquiescèrent avec des croassements enthousiastes ; les trois créatures s’envolèrent dans la nuit. Adelrune, maintenant tout à fait convaincu qu’il ne dormait pas, banda sa volonté mais ne parvint pas à bouger perceptiblement. La peur l’étreignit et il sentit la sueur perler à son front. Était-il donc condamné à demeurer ici jusqu’à ce que la chose que les créatures volantes s’en étaient allées chercher revienne le déchiqueter vivant ?
Quand la douleur viendra, avaient dit les êtres. Quand la douleur viendrait, il pourrait se défendre. Adelrune se concentra, oubliant pour un moment sa peur et son angoisse ; il banda sa volonté une nouvelle fois, et sa main droite remonta lentement le long de sa cuisse, vers sa ceinture et le fourreau à son côté. Le temps était aboli ; il n’aurait su dire si des minutes ou des heures passaient. Ses doigts se refermèrent sur le pommeau de sa dague ; il la retira du fourreau.
S’assurant de maintenir sa prise, Adelrune avança ses doigts le long du pommeau, passé la garde, et enfin sur la lame. Même dans la pénombre il pouvait distinguer l’étrange lustre vert jaunâtre du métal, qui n’avait jamais disparu. Il referma les doigts sur la lame, l’extrémité de son majeur contre la pointe. Et, de toute la pitoyable force qui lui restait, il serra le poing.
La pointe de la dague entama sa peau et s’enfonça dans la chair de son doigt. Pendant un long moment, toute la douleur qu’Adelrune ressentit fut un faible élancement diffus, puis soudain la souffrance s’épanouit dans son doigt et le long des coupures que le reste de la lame avait ouvertes dans sa paume. Une vague brûlante remonta son bras, atteignit son cœur et se répandit dans tout son corps. Avec un gémissement d’effort, Adelrune se leva et se libéra du sortilège.
Ses membres restaient mous et il persistait à se sentir comme s’il flottait dans un fluide impalpable plus épais que l’eau ; mais il était redevenu maître de ses mouvements. Il ramassa sa lance et s’apprêtait à s’enfuir quand il entendit le battement d’ailes effilochées et la voix grinçante des trois créatures. « Là, le voilà, attrapez-le, tuez-le avant qu’il ne s’échappe ! » criaient-elles.
Adelrune se savait inapte au combat dans son état présent ; et quoi que ce fût qui le pourchassait maintenant sur l’ordre des créatures ailées, il ne doutait pas que, s’il essayait de fuir, il serait immédiatement rattrapé et abattu.
Adelrune jeta sa lance à terre et fouilla dans son sac d’une main tandis que de l’autre il ramassait une poignée des herbes sèches qui avaient constitué son lit. Aussi vite qu’il le put, il répandit l’herbe tout autour de lui, formant un cercle approximatif. Puis il enroula la scytale d’Œil-de-Braise autour de l’os et pour la seconde fois lut les cinq mots du cantrappe.
Un anneau de feu jaillit de l’anneau d’herbe ; les flammes en étaient argentées, frangées de bleu. Les créatures ailées poussèrent des exclamations de peur et de stupéfaction, et la lumière laissa enfin voir Son Altesse. Elle marchait sur quatre pattes à six doigts ; son corps long et maigre avait un pelage ocre marqué de courtes rayures noires ; une crinière recouvrait ses épaules et sa gorge, et la tête au bout de son long cou était celle d’une hideuse vieille femme. La Manticore grinça de ses dents crochues et fouetta l’air de sa queue barbelée.