— Vous, vous, vous, hurla-t-elle, vous m’aviez promis de la viande facile !
Les trois créatures ailées bredouillèrent des protestations incohérentes.
— Maintenant il se protège avec le feu, le feu, le feu brûlant !
La Manticore dansait de rage et hurlait des imprécations à l’adresse de ses trois guides. Tandis que deux d’entre eux battaient des ailes à bonne hauteur, le troisième descendit se percher sur l’un des piliers et tenta d’apaiser Son Altesse.
« J’ai faim, faim, faim ! » gémit-elle ; et soudain elle ramassa ses jambes sous elle et bondit vers le sommet du pilier. L’être ailé voulut sauter hors de portée, mais la Manticore l’attrapa d’un coup de patte et le jeta à terre ; après quoi elle le tailla en pièces à coups de griffes et de crocs, ses hurlements formant un contrepoint à ceux de sa victime.
Les deux survivants s’enfuirent à tire-d’aile, se lamentant sur le triste sort de leur frère.
Abandonnant enfin le cadavre, la Manticore tourna vers Adelrune un visage ruisselant de sang. Sa voix suraiguë s’éleva :
— Toi, toi, toi, je ne t’oublierai pas. Un jour, je festoierai de ton cœur et de tes entrailles !
Elle se détourna et d’un bond disparut dans l’obscurité. Adelrune monta la garde au milieu des flammes protectrices le reste de la nuit, mais elle ne revint pas.
Avec l’aube, son feu s’éteignit aussi abruptement que la première fois. Adelrune émergea avec précaution de la cuvette, mais la Manticore n’était nulle part en vue. Il se força à voyager aussi vite que c’était humainement possible, adoptant un pas de course quand le terrain s’y montrait favorable. Abruti de fatigue, il se permit de sommeiller de la fin de l’après-midi jusqu’à la tombée de la nuit, après quoi il dressa une fois de plus un anneau de feu autour de lui pour se protéger. Alors qu’il contemplait les flammes, essayant de s’empêcher de dormir, une idée lui traversa l’esprit.
— Le sommeil ? dit-il tout haut. Le sommeil et la mort ?
C’était là une autre solution à l’énigme de l’Owla ; on pourrait soutenir qu’elle était meilleure que la première. S’il avait été censé la découvrir avant sa mésaventure dans les ruines, il avait lamentablement raté l’épreuve.
Quatre autres jours de voyage le menèrent hors de la steppe. Durant tout ce temps, même s’il eut fréquemment la certitude d’être pourchassé, jamais il ne vit le moindre signe de son poursuivant. Enfin, il vint un goût de sel à la brise, et Adelrune arriva en vue de la côte. Loin au nord, à sa droite, il pouvait distinguer des bâtiments serrés les uns contre les autres : ce devait être Corrado. Mais ce n’était pas cette destination-là que l’Owla avait prophétisée pour lui.
Mû par la prédiction de la sorcière, Adelrune descendit jusqu’à la plage. Il s’avança jusqu’au bord de l’eau et observa un banc de nuages blancs à l’horizon. Il poussa un profond soupir. Encore une fois, il avait atteint la côte orientale d’une étendue d’eau : selon toute logique, il avait voyagé dans la mauvaise direction tout ce temps. Faudace devait se trouver loin à l’est, et peut-être au nord en plus. Que devait-il faire maintenant ? Suivre cette côte vers le nord, jusqu’à ce qu’il rejoigne la rivière Jayre, puis la remonter jusqu’à Faudace, et de là se rendre à la maison de Riander ? Et si par hasard Faudace se trouvait au sud-est plutôt qu’au nord-est ? La possibilité ne pouvait être négligée. Il ne savait même plus dans quel sens suivre la côte !
Adelrune cligna des yeux, distrait de ses réflexions. Les nuages qu’il fixait avaient progressivement développé une étrange protubérance sombre. La protubérance s’élargissait sous ses yeux et se complexifiait. Un rang de petits nuages noirs en forme de champignons ? Comment pouvaient-ils croître à une telle allure ?
Mais non, ce n’étaient pas des nuages, mais des arbres ; une forêt. Une île flottante ? Mais cela n’existait pas. S’agissait-il d’une illusion d’optique, d’une côte lointaine révélée par un brouillement de l’air qui se trouvait agir comme une titanesque lentille ?
Puis il comprit. Si vastes étaient les voiles qu’il les avait prises pour des nuages. Et il avait cru que des arbres poussant serrés les uns contre les autres ne pouvaient être qu’une forêt, et qu’une forêt ne pouvait pousser que sur terre. Il avait eu tort.
Ce n’était pas une île qui voguait vers le rivage.
C’était le Vaisseau de Yeldred.
9. Le Vaisseau de Yeldred
Pendant un long moment, Adelrune regarda le Vaisseau poindre à l’horizon. Il était si vaste qu’Adelrune ne pouvait même se hasarder à estimer ses dimensions. Il vit les immenses voiles se froncer puis être carguées, comme des nuages se dissipant dans l’atmosphère. Le Vaisseau se rapprocha de la côte. Adelrune pouvait distinguer des volées d’oiseaux tourbillonnant au-dessus des centaines d’arbres qui poussaient sur le pont du Vaisseau.
Celui-ci était encore assez loin de la côte quand on jeta par-dessus bord une douzaine de fines cordes – ce devaient être des ancres. Et de fait, le Vaisseau de Yeldred cessa son mouvement peu après. Adelrune regardait tout cela avec fascination ; il remarqua une petite embarcation se détachant du Vaisseau comme un doris est mis à la mer à partir d’un bateau de pêche. Cette embarcation dressa sa propre voile et s’en vint vers la côte. Adelrune s’assit sur le sable et attendit qu’elle arrive.
Quand elle fut tout près de la rive, il fut abasourdi par sa taille ; ce qu’il avait pris pour une petite embarcation mesurait largement quatre-vingts pieds de la proue à la poupe. Elle transportait une douzaine de marins et peut-être quinze soldats en armure. Ils l’avaient remarqué très vite ; Adelrune avait pris soin de laisser ses mains loin de sa lance, qu’il avait toutefois enfoncée dans le sable de manière à pouvoir la ramasser d’un geste si le besoin s’en faisait sentir.
Le bateau atteignit la rive ; les soldats bondirent à terre avec panache. Leur armure était de bronze, leurs heaumes arboraient d’extravagants plumets teintés de vert ou de bleu. L’emblème de Yeldred était blasonné sur leurs boucliers : un vaisseau or en champ azur, surmonté d’une rune Y argent et sable.
— Salutations ! dit le chef. (Adelrune fut surpris d’entendre la voix d’une femme.) Je suis Sawyd, commandante du Kestrel. Nous sommes envoyés par le Vaisseau de Yeldred. Es-tu de la ville au nord ?
Même si ses mots étaient fort compréhensibles, elle avait un étrange accent et des intonations chantantes. Adelrune prit grand soin d’articuler clairement sa réponse.
— Non, je n’en viens pas. Je ne suis qu’un voyageur. J’arrive directement de l’est, et je ne sais rien de la ville au nord, sinon qu’elle se nomme Corrado.
— Et qui es-tu donc, avec ton armure et ta lance étrange ?
— Je suis Adelrune, de Faudace, un apprenti chevalier.
— Vraiment ? (La femme sourit.) Tu me rappelles mon frère quand il s’entraînait en vue d’être admis parmi la Garde royale. Quand passeras-tu ton épreuve de certification ?
— À vrai dire, je crois avoir déjà traversé un nombre adéquat d’épreuves. Je tente de revenir chez mon tuteur pour qu’il puisse enfin m’adouber.
— Si tu as franchi des épreuves, Sa Majesté aimerait sans doute en entendre l’histoire. Pourquoi ne pas rendre visite à la Cour ? Peut-être que Sa Majesté sera disposée à te conférer ton titre.