Et il apprit bel et bien, lentement mais sûrement. Ce que signifiait chaque lettre et comment elles se joignaient les unes aux autres, comment ces arrangements formaient des mots. Jusqu’à ce qu’un jour, alors qu’il s’acharnait en compagnie d’une douzaine d’autres élèves à former des f sur son ardoise, quelque chose frémit en lui et il sut qu’il était prêt. Tout ce temps, il s’était retenu de jeter le moindre coup d’œil sur le livre, car il aurait été pire de ne pouvoir lire que quelques mots ici et là que de ne pas pouvoir en lire un seul. Maintenant, il n’avait plus à retarder l’échéance.
La révélation le secoua. Ses f devinrent de plus en plus de travers, hampes tremblotantes et barres transversales obliques. Le jeune Didacteur qui s’occupait de la classe jeta un regard dégoûté à l’ouvrage d’Adelrune, flanqua une gifle au garçon et lui ordonna d’effacer l’ardoise et de tout recommencer.
La douleur était presque la bienvenue : elle lui permettait de distraire son esprit de la révélation. Adelrune épongea la surface de l’ardoise et recommença son ouvrage avec application, ce qui lui valut un hochement de tête approbateur. Le reste de la journée, le garçon parvint à garder son attention sur ses tâches, évitant toute pensée au sujet du livre. Quand enfin quatre heures sonnèrent à la tour du centre de la ville, les élèves se levèrent et entonnèrent l’hymne du jour, dirigés par le Didacteur dont la voix de baryton faussait allégrement. Une fois cette dernière corvée accomplie, la clochette de la Maison Canoniale tinta, et les enfants émergèrent des salles de classe.
Adelrune s’en fut chez lui, marchant du pas le plus rapide que la décence permettait. Il se rendit à sa chambre, rangea sa veste et passa ses souliers à la brosse – le quatre-vingt-neuvième Précepte toujours présent à son esprit, vu qu’il était encore plus populaire à l’école qu’à la maison. Une fois toutes ses obligations remplies, il se rendit au grenier, les jambes tremblantes, sortit le livre de sa cachette et le mit sur ses genoux.
Il lut la couverture d’abord. Les lettres dorées, après presque une année d’attente, lui révélèrent enfin leur signification. « Histoire des Vies Célèbres et des Actes d’Éclat de Maints Braves Chevaliers ».
À la Maison Canoniale, on ne parlait jamais de chevaliers ; il n’y transpirait jamais la moindre idée qu’il pût exister quoi que ce soit dans le monde hors des limites de la Règle. Mais parfois, sur le chemin qui y menait, Adelrune marchait derrière un groupe d’autres enfants, assez près pour écouter leur conversation. Les autres parlaient parfois de chevaliers, de rois, de châteaux et de magiciens. Pourtant, même les enfants semblaient croire que toutes ces idées étaient aussi fantasques les unes que les autres, le produit d’imaginations débridées. S’il avait essayé d’écrire tout ce qu’il avait entendu au sujet des chevaliers, Adelrune n’aurait pas rempli beaucoup d’ardoises. Mais c’était comme si le fait de prononcer le mot lui-même engendrait l’essentiel de sa signification : car s’il avait dû écrire tout ce qu’il savait des chevaliers, Adelrune aurait produit une liste bien plus longue. Et ce livre, ce livre énorme dont les pages avaient besoin de trois chiffres pour être numérotées, ce livre était bien plus long que la liste mentale que le garçon s’était constituée. Quand il l’aurait lu, de combien encore se serait accru son savoir ?
Adelrune ouvrit le livre et brisa les chaînes qui avaient entravé son destin.
Le Didacteur Mornude disait encore, quand il visitait les parents adoptifs d’Adelrune : « Toute la sagesse du monde réside dans la Règle et ses commentaires. Tout autre livre n’est qu’un gaspillage de parchemin. » Alors, Adelrune baissait les yeux et se mordait la lèvre inférieure presque jusqu’au sang. Il avait neuf ans, et le livre avait été son seul compagnon depuis quatre années. Il l’avait lu sept fois, de la première à la dernière page, sans omettre une seule phrase, un seul mot. À l’école, il avait atteint le Tiers Index et arriverait bientôt au Quart ; les aspects de la Règle lui étaient inculqués avec diligence, et lui de son côté semblait apprendre avec autant d’enthousiasme. Mais tout son savoir était appris par cœur : même s’il était en mesure de réciter les Préceptes avec une précision exceptionnelle pour un enfant de son âge, il ne croyait à aucun d’eux. Son esprit avait été placé sur une voie différente, et il était perdu à jamais pour la Règle – mais personne, pas même lui, ne s’en était encore aperçu.
« Regarde-moi dans les yeux, mon garçon », le grondait le Didacteur d’un ton bonasse ; Adelrune devait soutenir le regard de l’homme. « Et maintenant, récite-moi le onzième Précepte. » Ce dont Adelrune s’acquittait sans défaut. Ses parents adoptifs rayonnaient ; le Didacteur Mornude consentait à sourire.
Père invitait alors le Didacteur à s’asseoir dans le fauteuil noir, ce qui laissait comprendre aux deux autres membres de sa famille qu’ils devaient se retirer. De derrière la porte du salon parvenait le murmure de voix masculines, puis l’âcre odeur du tabac. Mère s’installait à la cuisine pour tricoter, et on accordait à Adelrune une heure d’oisiveté avant de se coucher.
Il ne sortait pas de la maison afin de gaspiller cette heure à jouer dans la rue étroite. Ses parents adoptifs préféraient savoir où il se trouvait en tout temps – et, de toute façon, il n’avait personne avec qui jouer. Cela avait été une constante de sa vie, aussi loin que remontaient ses souvenirs. Il ne lui était jamais venu à l’idée de se demander pourquoi, jusqu’à tout récemment. Et alors il avait déduit que cela avait à voir avec les circonstances de sa naissance. N’ayant pas de vrais parents, il était tenu à l’écart des autres enfants. Le dix-huitième Précepte de la Règle déclarait au troisième verset : « Que nul ne méprise celui dont la lignée est inconnue ou de mauvais renom. » Adelrune ne se risquait jamais à le citer aux enfants qui l’ignoraient quand ils composaient des équipes de ballon-plonge dans la cour de récréation, ou à ceux qui se taisaient quand il s’approchait. Il en était venu à comprendre que les Commentaires sur la Règle avaient souvent plus d’importance que la Règle elle-même, et qu’ils affirmaient souvent le contraire des Préceptes qu’ils étaient censés éclairer.
Plutôt que de sortir jouer dehors, Adelrune montait l’escalier, en apparence à destination de sa chambre au quatrième étage. Mais au lieu de la porte de sa chambre, c’était celle qui donnait sur l’escalier du grenier qu’il ouvrait. Il montait prestement les marches, enjambant la deuxième et la neuvième, qui grinçaient. Une fois au grenier, il se glissait jusqu’à l’extrémité, ouvrait le vieux rideau qui masquait un œil-de-bœuf. Dans les derniers rayons du soleil couchant, il lisait une page du Livre des Chevaliers.
De cette façon, à petites doses, il avait parcouru le Livre des Chevaliers tout entier et s’était imprégné de ses histoires. Il avait appris à nommer tous les chevaliers représentés sur les images ; avait appris également les histoires derrière ces images, et les raisons de leur caractère propre.
Il avait craint qu’une fois qu’il aurait appris les histoires, l’impact de leurs images s’affaiblirait. Adelrune comprenait déjà que l’imagination pouvait emplir le monde de chimères bien plus belles et terribles que la réalité. Mais en fait, quand sa lecture lui expliquait les images, leur histoire s’avérait encore plus étrange que ce qu’il s’était imaginé. L’homme à demi nu entouré de monstres à têtes d’oiseaux se nommait Sire Tachaloch, et il ne s’était pas fait voler ses vêtements : il s’en était débarrassé lui-même, afin de s’oindre la peau de graisse et de se glisser ainsi à travers une fissure d’un mille de profondeur qui fendait une montagne de verre noir, donnant accès à une grotte où une enchanteresse dormait d’un sommeil magique depuis des siècles, gardée par des démons appelés par le Roi des Aigles…