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Adelrune hésita ; mais l’idée de visiter le Vaisseau était irrésistible.

— Je crois que cela me plairait.

— Fort bien. Maintenant, nous devons nous charger d’un travail pénible. À chaque accostage, on envoie des éclaireurs jusqu’à la cité la plus proche pour vérifier que leurs intentions sont pacifiques. Ce n’est pas que cette bourgade me paraisse receler grand danger, mais Sa Majesté est extrêmement prudente ces jours-ci. Si tu ne sais rien de la ville, tu pourras nous attendre à bord de notre corvette. Je délègue Urfil pour te tenir compagnie.

Les soldats s’en furent en direction de la ville. Urfil, un homme de forte taille, fit signe à Adelrune de le précéder à bord du navire. Adelrune franchit la passerelle et alla s’asseoir sur un rouleau de cordage ; Urfil prit une posture visant à impressionner : une jambe relevée, le pied appuyé sur une poutre de bois, l’arme desserrée dans son fourreau. Sawyd n’avait de toute évidence pas fait aveuglément confiance à Adelrune – et le sourire d’Urfil ne semblait guère amical. Malgré tout, Adelrune n’avait pas ressenti de vilenie de la part de Sawyd ; une soldate en territoire inconnu devait axer sa stratégie sur la prudence. Rien ne prouvait qu’il n’était pas un espion envoyé de la ville ; seul le temps établirait sa bonne foi.

Il demanda à Urfil :

— Votre Vaisseau vient de Yeldred, le royaume situé à la toute fin du monde ?

— Ouais. Voilà bientôt cinquante ans qu’on vogue. Moi, je suis de la Troisième Génération.

— J’avais entendu parler du Vaisseau, mais je n’avais jamais imaginé sa taille réelle.

Urfil poussa un grognement de sympathie.

— De la terre, même moi, je n’y crois pas. Il y a des villes, elles croient qu’on vient les envahir, alors elles nous envoient des flottes de guerre ou tirent des boulets de fer par des gros tubes de métal qui crachent le feu. Mais pourquoi est-ce qu’on voudrait faire du mal à des cités ? On vit sur la mer, tout ce qu’on veut, c’est commercer. Il y a des choses qu’on ne peut pas fabriquer nous-mêmes, et on est prêts à bien payer. Tout le monde devrait comprendre ça quand ils nous voient, mais c’est pas toujours le cas.

— Que se passe-t-il quand on ne vous comprend pas ?

— D’habitude, on met les voiles et on s’en va. Ça sert à rien de mener la guerre contre les terrestres. C’est pour ça qu’on est ancrés loin de la ville et qu’on envoie des soldats par voie de terre, pour qu’ils ne se sentent pas menacés. Sawyd est partie voir si ces gens-là veulent combattre ou commercer. On est raisonnable, par ici ?

— Je ne sais pas. Comme je le disais à votre commandante, j’ai traversé la steppe à l’est et je n’ai rencontré personne des environs.

— Hmm. Tu viens d’où, alors ?

— D’une ville appelée Faudace. Je sais qu’elle est assez loin à l’est d’ici, mais je me suis égaré et je ne sais pas dans quelle direction précise elle se trouve.

— Si tu obtiens une audience avec le roi, demande-lui de te montrer sa carte. Je l’ai vue une fois à un festival. Elle m’arrive à l’épaule et elle est plus large que je suis haut. Elle montre le monde entier, alors peut-être que Faudace y serait. Comme ça, tu pourrais retrouver le chemin de chez toi.

Adelrune sourit.

— Merci de la suggestion. Je serais vraiment ravi de voir cette mappemonde.

Une chape lui était tombée des épaules. Il avait trouvé la clef de sa délivrance. Bientôt il saurait comment rentrer chez lui. Il bavarda encore avec Urfil, essayant d’en apprendre davantage sur le Vaisseau, mais Urfil disait seulement que ce qu’il verrait de ses yeux répondrait à toutes ses questions.

Enfin, les soldats revinrent de Corrado. Sawyd annonça que les magistrats de la ville avaient consenti à commercer et qu’il n’y avait aucun signe de malveillance de leur part. Les soldats embarquèrent, le navire leva l’ancre et s’en fut vers le Vaisseau de Yeldred.

*

Le Vaisseau grandissait de plus en plus aux yeux d’Adelrune ; bientôt il ne fut plus possible de l’embrasser du regard. Alors qu’ils s’approchaient toujours, le flanc en vint à ressembler à une haute falaise de craie ; il sembla de nouveau à Adelrune qu’il était en route vers une île où poussait une dense forêt.

Le Kestrel accosta enfin le Vaisseau de Yeldred, butant contre une grande masse d’une substance spongieuse flottant à fleur d’eau et conçue pour coussiner tout impact sur la vaste coque. Depuis de petits balcons à trois hauteurs d’homme au-dessus d’eux, des marins jetèrent des cordages au Kestrel ; les cordages furent solidement attachés à des anneaux d’acier placés tout autour de la coque. Les marins fixèrent leur extrémité des cordages à d’épais câbles de métal tressé descendant du bastingage, vingt-cinq verges plus haut. Les câbles se tendirent, et le Kestrel fut doucement soulevé hors de l’eau, s’élevant lentement jusqu’à un ber dix pieds sous le bastingage, où il fut arrimé par une autre équipe de marins. Adelrune observa la procédure avec émerveillement, tandis que Sawyd et l’équipage du Kestrel attendaient avec impatience que tout soit fini.

Dès que la procédure le permit, Sawyd et ses soldats débarquèrent, emmenant Adelrune avec eux. Ils montèrent un escalier qui émergeait sur le pont principal. À un palier à mi-course, ils furent accueillis par un homme rubicond en uniforme militaire, ne portant pas d’armure. Sawyd fit son rapport d’un ton respectueux, et l’homme rubicond hocha la tête pour marquer son approbation. Sawyd ajouta alors :

— Et vous avez ici un jeune homme qui dit se nommer Adelrune, un apprenti chevalier venant de l’est, qui se trouvait sur la côte quand nous avons débarqué. Au début, j’ai cru qu’il nous espionnait, mais les citoyens de Corrado n’ont ni la ruse ni la prévoyance nécessaire pour envoyer ce genre d’espion ; je suis donc portée à croire son histoire. Et je me suis dit que Sa Majesté pourrait apprécier l’entendre raconter ses aventures.

L’homme rubicond plissa les paupières et parut jauger la totalité du caractère d’Adelrune à partir d’un simple examen de son apparence extérieure.

— Eh bien… pourquoi pas. Le roi Joyell est d’humeur à être diverti, ces jours-ci. Cet… Adelrune, avez-vous dit ? fera l’affaire. Attribuez-lui une des cabines réservées aux visiteurs et faites-lui bien comprendre qu’il est attendu au banquet au coucher du soleil, très précisément.

L’homme rubicond monta la dernière volée de marches. Sawyd et ses soldats le suivirent, Adelrune sur leurs talons.

Ils émergèrent sur le pont principal. Adelrune regarda autour de lui et fut pris pendant un instant d’un terrible vertige. Le long du bastingage, le pont était libre d’obstacles : la vue portait jusqu’à la proue. Sans système de référence, on aurait dit simplement un grand navire. Mais des gens étaient présents partout sur le pont ; vers la proue, ils se réduisaient à de minuscules taches de couleur, révélant l’échelle démesurée du Vaisseau.

Adelrune tituba, les bras écartés pour garder son équilibre, même si le pont restait rigoureusement horizontal. Il se disait Ce n’est pas si horrible. Vois ceci comme une île ou une grande cité. Ou plutôt, pense à la maison de Riander. Rappelle-toi les pièces qui s’étendent à l’infini. Ce Vaisseau est bien moins long que la maison de Riander ne l’était. À force de concentration, il retrouva son calme. Sawyd et les soldats, qui l’avaient regardé avec amusement au début, semblèrent approuver la rapidité de son adaptation. Puis ils le menèrent vers l’intérieur du Vaisseau, qui s’élevait en un étalement désordonné de constructions de bois. Derrière les bâtiments se dressait la forêt et derrière les arbres, les écrasant de toute sa taille, un des titanesques mâts du Vaisseau s’élevait jusqu’au ciel. Adelrune éprouvait un tel malaise à le regarder qu’il se mit à l’abstraire de ses pensées, comme on peut regarder le ciel nocturne distraitement, sans réfléchir aux effarantes distances qu’il révèle.