Sawyd et les soldats se séparèrent. Tandis qu’ils se dirigeaient vers la poupe, Sawyd continua seule avec Adelrune vers le centre du Vaisseau.
— Quelle taille a donc ce bouquet d’arbres ? demanda Adelrune.
— Trois milles de diamètre, répondit Sawyd, et la moitié du Vaisseau en longueur.
— Mais comment parvenez-vous à les faire pousser ?
— Comme poussent les arbres partout ailleurs : avec le soleil et la pluie. (Sawyd eut un petit rire.) Et bien sûr un peu de terre. Le centre du pont principal est rempli de terre, à une profondeur de vingt verges. Même si le sol ne change pas perceptiblement d’année en année, il faut le fertiliser constamment, ou les arbres souffrent. Chaque année, nous en coupons quelques-uns et nous replantons des semis à leur place. Dans un demi-siècle, la forêt sera à son apogée et nous produirons plus de bois que nous n’en utilisons… Évidemment, nous ne verrons peut-être jamais ce jour…
Elle se tut brusquement et emmena Adelrune avec un brin de rudesse vers une petite maison à deux étages, sise à une centaine de verges de l’orée du cœur du Vaisseau.
— Dans ce que nous appelons la Ville, l’informa-t-elle, on emploie un système d’orientation simple. L’adresse de ta demeure est gravée sur sa porte : Tribord, Cinquante en Poupe, Trois Intérieur.
— Je saisis « tribord », mais « cinquante » quoi, et « en poupe » de quoi au juste ?
— Cinquante carrés en poupe du grand mât, et à trois carrés du bastingage, expliqua patiemment Sawyd. Tu n’as pas remarqué le dessin des planches du pont ? Ces bandes plus foncées que tu vois là délimitent les « carrés » du Vaisseau. Rappelle-toi ton adresse ; si tu te perds, n’importe qui pourra t’aider à retourner chez toi.
Ce disant, elle ouvrit la porte du bâtiment et lui indiqua une petite chambre confortable au rez-de-chaussée.
— Aucun autre invité ne loge ici présentement : la maison est à ton entière disposition. Mais toutes les pièces sont pareilles, de toute façon. On te servira un léger repas à douze cloches et une collation à quatre cloches ; le banquet de ce soir débute au coucher du soleil. Promène-toi comme le cœur t’en dit sur le Vaisseau, mais sois sûr d’être arrivé à la salle des banquets avant le coucher du soleil ! Sa Majesté n’aime pas le manque de ponctualité.
— Où est la salle des banquets ?
— Juste en avant du mât d’artimon, dans le palais royal. Il est maintenant… (Sawyd remonta la manche de sa cotte de bronze, révélant une minuscule horloge attachée à son poignet par un bandeau de cuir) la demie entre dix et onze cloches. Je te laisse, à moins que tu n’aies d’autres questions. Non ? Eh bien, je te verrai au banquet. Ah, un dernier conseil : notre roi se préoccupe fort peu des apparences, mais il craint l’ennui par-dessus tout. Ne perds pas de temps à te donner l’air brave et fringant ; assure-toi plutôt que les aventures que tu raconteras seront palpitantes ; si tu sais t’y prendre, brode sur les faits. Si tu divertis Sa Majesté, il pourrait te récompenser au-delà de tes rêves les plus fous, mais si tu l’ennuies, tu risques de susciter son mécontentement.
Adelrune s’assit dans une confortable chaise d’osier et secoua la tête, émerveillé. Puis il se releva pour aller poser son sac à dos à côté du lit et s’étira. Se promenant dans la maison, il trouva une salle de bains avec une petite baignoire pleine d’eau de mer froide. Une sphère de savon dur, embaumant les algues et les épices, reposait sur une étagère adjacente. Adelrune se déshabilla et se lava, frissonnant au contact de l’eau. Il n’osa pas laver ses vêtements dans le bain et les remit donc, tout froissés et défraîchis soient-ils. Tandis qu’il se rhabillait, il entendit une cloche sonner onze fois, un bourdon auquel les murs semblaient faire écho.
Il ressortit de la maison, laissant ses armes derrière, à part sa dague. Une nouvelle fois, l’échelle du Vaisseau le renversa. Des gens par centaines arpentaient le pont, où que portât le regard. Certains le dévisageaient avec curiosité ; Adelrune, pris d’une soudaine timidité, leur sourit mais demeura silencieux. Il erra çà et là, traversa la Ville et arriva à la région plantée d’arbres. Il y pénétra sur quelques centaines de verges et ce fut comme s’il marchait de nouveau dans le cœur d’une forêt. Il vit un écureuil roux perché sur une branche de chêne, entendit le gazouillis de petits oiseaux. Dans une clairière, un anneau de champignons émergeait de sous un tapis de vieilles feuilles mortes. Des arbres l’entouraient dans toutes les directions, comme si la forêt s’étendait sans limites.
Sous l’emprise d’une émotion qui n’était pas tant la terreur qu’une impression de suffocation psychique, Adelrune se mit à courir éperdument en direction de la Ville, s’arrêta net, haletant, à la lisière de la fausse forêt, là où les planches du pont principal du Vaisseau devenaient visibles.
Il revint à sa chambre, l’humeur assombrie, et vit qu’on lui avait servi un repas. Il mangea seul, après quoi il sortit sur le pont et marcha jusqu’au bastingage, où il resta à contempler la rive. De la ville de Corrado, quelques petits bateaux chargés de marchandises – de son point de vue, on aurait dit des jouets – venaient jusqu’au Vaisseau, pour s’en retourner peu après en transportant des ballots de tissus et d’autres marchandises.
Le soleil s’approcha de l’horizon occidental. Adelrune revint à sa chambre pour récupérer sa lance, puis se rendit au mât d’artimon.
Le Palais était un grand édifice de pierre et de bois, aux hautes tourelles et aux vastes ailes, aux fenêtres de verre coloré. Les murs de bois étaient taillés pour représenter des scènes mythiques et légendaires : dieux à demi humains et héros sans noms en train de combattre, d’aimer, de mourir. Adelrune demanda à un vieil homme où il pourrait trouver la salle des banquets. Suivant ses indications, Adelrune pénétra dans le Palais et atteignit bientôt un grand hall au fond duquel deux portes massives étaient fermées. Un groupe de personnes s’étaient assemblées juste devant les portes, attendant qu’elles s’ouvrent. Conscient de son apparence inhabituelle, Adelrune se tint à l’écart, les yeux baissés. Sawyd le retrouva peu après. Elle avait quitté son armure et portait maintenant une élégante veste couleur de tabac par-dessus une blouse grise et des braies foncées, ainsi que des bottes luisantes en cuir de baleine. Ses cheveux bruns bouclés étaient ramassés à l’arrière, rappelant la queue d’un cheval.
— Je me suis arrangée pour que tu sois assis à côté de moi, dit-elle. Quand Sa Majesté te demandera de raconter ton histoire, lève-toi, parle fort et clairement, et ne regarde que lui. S’il agite la main, c’est que tu l’ennuies : tais-toi immédiatement et rassieds-toi. S’il hoche la tête, continue et ne t’arrête pas avant qu’il ne te le dise.
Les portes s’ouvrirent presque sur ces paroles, et les convives entrèrent l’un derrière l’autre dans la salle des banquets. Ses murs et son plancher étaient de pierre ; un feu ronflait dans un grand âtre. Chacun trouva la place qui lui était assignée. La table centrale, où trois places avaient été dressées, resta vide.
Sawyd avait emmené Adelrune à une table près de l’extrémité de la salle, peut-être à quinze pieds de la table royale.
— C’était une bonne idée d’apporter ta lance, remarqua-t-elle. C’est une défense de narval ? Sa Majesté aime les bêtes marines exotiques.
— Non, elle ne vient pas d’un narval, répondit Adelrune. (Après une pause, il reprit :) Sawyd, mon histoire est pleine de mort et de douleur, et je crains qu’en tant qu’aspirant chevalier je ne puisse la déformer. Plaira-t-elle malgré tout au roi ?