— Oh, j’en suis sûre, opina Sawyd. Tais-toi maintenant, il arrive ! Lève-toi et courbe la tête jusqu’à ce qu’il soit assis.
Le roi Joyell fit son entrée. Il devait approcher de la fin de la cinquantaine. Son visage s’ornait d’une grande barbe fourchue, du gris de la poussière, mais ne portait nulle ride ; il semblait appartenir à un homme bien plus jeune. Ses yeux d’un bleu surprenant brillaient comme ceux d’un enfant. Le mince bandeau d’or de sa couronne était presque caché par les ondulations de sa chevelure.
Une jeune femme marchait à ses côtés ; elle lui ressemblait trop pour ne pas être sa fille. Elle avait les yeux bleus de son père ; ses cheveux drus, blond foncé, étaient mieux disciplinés que les siens. Tandis que son père portait de longues robes de violet et d’écarlate, brodées d’or, elle était vêtue d’une simple tunique à manches courtes ceinturée à la taille et d’une jupe, toutes deux noires, de bas fauves et de chaussons noirs. À son poignet gauche, elle portait une petite horloge comme celle de Sawyd, attachée par un ruban de soie. Le roi s’assit à la table centrale, puis sa fille à sa gauche, laissant la troisième place vide. Tout le monde s’assit à son tour, et les serviteurs arrivèrent avec l’entrée.
Un faible brouhaha de conversations s’éleva, et Adelrune murmura une question à l’adresse de Sawyd. « Pourquoi la troisième place est-elle vide ? »
Sawyd lui répondit avec un sourire narquois.
— J’aurais pensé que tu m’aurais demandé son nom d’abord. C’est la princesse Jarellène, qui a récemment célébré son dix-septième anniversaire ; la place vide est celle de feu sa mère. Par décret royal elle doit toujours être dressée, même si personne ne s’y assied jamais.
Le repas progressa. La nourriture, riche et préparée avec art, ne comportait toutefois aucune viande, seulement du poisson, jusqu’à l’avant-dernier plat : des lamelles de caille rôties dans une sauce légère, auxquelles tout le monde s’attaqua avec appétit. Adelrune avait tout ce temps discrètement observé la table royale. Sa Majesté mangeait d’un air préoccupé, son regard brillant fixé sur un panorama invisible. À sa gauche, la princesse Jarellène goûtait sa nourriture une petite bouchée à la fois. Adelrune était fasciné par les mouvements de son poignet délicat, mis en valeur par le ruban de soie et la minuscule horloge.
— Gaspiller la viande de caille serait une impolitesse, lui murmura Sawyd à l’oreille. Si tu ne veux pas de la tienne, je peux m’en occuper.
Adelrune haussa les épaules en signe d’assentiment ; Sawyd fit glisser les petits morceaux de volaille jusque dans son assiette puis les dégusta sans se presser.
Le dernier plat était un choix de sorbets, qu’Adelrune prit au début pour de la neige colorée. Sawyd lui expliqua que des blocs de glace étaient entreposés dans des coffres de pierre au fond des cales ; pour une raison qu’elle ignorait, ils ne fondaient pas.
— On racle la glace pour en tirer des copeaux très fins, puis on ajoute du jus de fruit. Nous avons appris la technique d’une ville loin à l’Orient. C’est devenu le mets préféré de Sa Majesté.
Quand il ne resta plus une goutte de sorbet, les serviteurs emportèrent les dernières assiettes. Des fioles de vin rouge sang furent placées sur les tables. Sawyd fronça les sourcils quand elle versa le vin dans sa coupe. « Quelque chose ne va pas ? » demanda Adelrune. « Rien », répondit-elle, mais elle gardait son expression soucieuse.
Le roi fit alors signe à quelqu’un au-dehors de la salle des banquets ; un groupe d’acrobates fit irruption, effectuant culbutes par-dessus culbutes, jonglant avec des poignards et de petites sphères de métal. Le roi, son attention fixée sur les acrobates, afficha un large sourire tout le long de leur numéro. Adelrune remarqua que Sawyd fronçait encore les sourcils et jouait nerveusement avec sa coupe de vin ; mais son attention se portait surtout sur la princesse Jarellène, qui considérait les acrobates avec apathie, laissant parfois son regard dériver, et même, pendant un instant électrisant, croisant celui d’Adelrune. Ce demi-sourire lui avait-il été destiné ou s’agissait-il d’un masque visant à dissimuler son ennui ? Une partie de l’esprit d’Adelrune, qui parlait avec une voix ressemblant à celle de son tuteur Riander, jugeait sardoniquement que la première hypothèse était la moins probable.
Les acrobates, leur numéro terminé, s’éclipsèrent, vivement applaudis par toutes les tablées – et pourtant, il sembla à Adelrune que les applaudissements avaient quelque chose de forcé. Le roi fit un geste à l’adresse d’un vieil homme assis à une table à sa gauche, directement en face de celle d’Adelrune. Le vieillard, arborant une ample moustache et portant un collier de métal ouvragé, s’éclaircit la gorge et commença à réciter un conte datant d’un lointain passé. Adelrune fut immédiatement fasciné par l’histoire, qui concernait le long labeur d’un homme de minuscule stature ayant fait le vœu de tuer cinq géants pour venger la mort de sa famille, mais après une minute ou deux le roi agita la main en direction du vieil homme, qui se tut à l’instant et se rassit.
Une tension palpable emplissait la salle ; l’expression du roi était devenue aigre. À sa gauche, la princesse Jarellène rougit, les yeux baissés ; la gorge d’Adelrune se serra.
Le roi se tourna vers Adelrune.
— On m’a affirmé, déclara-t-il, qu’un jeune homme ici a des histoires neuves à raconter. Où est-il ?
La voix du monarque était rauque, presque grinçante, la voix d’un homme amer et vieillissant.
Adelrune se leva, inclina la tête.
— Me voilà, Votre Majesté, dit-il. S’il plaît à Votre Majesté, je vais vous raconter mes aventures en tant qu’aspirant chevalier.
Se rappelant les recommandations de Sawyd, il leva les yeux et regarda le roi Joyell, et incidemment la princesse Jarellène. Le roi hocha la tête avec brusquerie. « Eh bien, racontez votre histoire, messire », dit-il.
Adelrune commença, un peu intimidé.
— Mon nom est Adelrune. Enfant, je vivais dans la ville de Faudace, loin à l’orient. Dans la maison de mes parents adoptifs, j’avais découvert un livre, le Livre des Chevaliers, et j’en avais conçu le désir de devenir un jour moi-même chevalier…
En poursuivant sa récitation, Adelrune constata que le visage du roi exprimait l’intérêt, et bientôt le plaisir ; il se détendit et sa récitation devint plus assurée. Quand il remarqua que la bouche de la princesse Jarellène était tordue par une moue de déplaisir, il pensa qu’il parlait peut-être trop bas et haussa la voix, mais la princesse n’en parut pas davantage satisfaite.
Ainsi raconta-t-il son voyage à travers la forêt jusqu’à la maison de Riander, sa formation, son équipée vers l’océan, sa rencontre avec les Rejetons de Kuzar, puis avec Melcoréon et le Magicien Gris. Il raconta sa traversée de la Vlae Dhras et sa rencontre avec l’Owla.
— Le lendemain matin, Challed et deux de ses camarades m’escortèrent hors de la Vlae Dhras. Je continuai mon voyage pendant encore trois jours avant d’atteindre une steppe. Sur cette steppe se dressait une auberge, l’Auberge des Cinq Vents…
Un large sourire avait éclos sur les traits du roi Joyell. Quand Adelrune narra sa mésaventure avec les trois créatures ailées, le monarque écarquilla les yeux d’émerveillement ; alors qu’Adelrune décrivait la Manticore et la façon dont il s’était protégé de ses attaques, le visage royal rosit sous l’effet de l’excitation.
Adelrune en arriva à la conclusion.
— Et ainsi j’atteignis le rivage de cette mer, juste au sud de Corrado, et je regardai à l’horizon, où je crus voir un banc de nuages ; mais c’étaient vos voiles que j’avais aperçues, et je restai là à regarder le Vaisseau de Votre Majesté poindre à l’horizon, et j’attendis que le Kestrel accoste, et finalement m’amène à votre bord.