Adelrune se tut, ne sachant trop comment indiquer la fin de son récit ; peut-être devait-il simplement se rasseoir ? Mais ce fut le roi Joyell qui se leva, son visage rosi et ses yeux brillants. « Merveilleux ! » cria-t-il, et les applaudissements s’élevèrent soudain, tous les convives se hâtant de se lever à leur tour. « Salue l’assistance », murmura Sawyd à l’oreille d’Adelrune ; il s’exécuta.
— Ah, Adelrune, mon jeune ami, un tel récit a tout pour fouetter le sang ! s’exclama le roi. (Sa voix était transformée, puissante et mélodieuse comme celle d’un jeune homme.) Je suis enfin redevenu moi-même. Je me retire à l’Octogone et je t’invite à m’y rejoindre quand le cœur t’en dira. Quant à vous tous, allez avertir vos amis ; dites-leur que de grandes choses se préparent ! Le vent s’est levé et gonfle nos voiles !
Des acclamations inégales s’élevèrent des convives alors que le roi tournait les talons et quittait la salle des banquets d’un pas martial. La princesse Jarellène, à ses côtés, jeta par-dessus son épaule un regard à Adelrune ; sur son visage se lisait un mélange de désolation et de compassion qu’il ne put s’expliquer.
— Oh, par Dagon, gémit Sawyd, qu’est-ce que tu as fait ?
Les convives sortaient maintenant de la salle des banquets ; la plupart regardaient Adelrune avec une expression ambiguë, mais certains tournaient vers lui des sourires épanouis tandis que quelques autres lui jetaient des regards assassins.
— J’ai simplement fait ce que tu m’as dit de faire, répondit Adelrune, dérouté. Que se passe-t-il ? Qu’est-ce que l’Octogone, et que suis-je donc censé avoir fait de si terrible ?
« Suis-moi », dit Sawyd d’un air fortement contrarié ; elle l’entraîna hors de la salle des banquets, frayant son chemin à coups de coude parmi la foule. Une fois à l’extérieur, ils franchirent une porte gardée par un soldat en uniforme cérémoniel, qui obéit à l’ordre lancé sèchement par Sawyd de les laisser passer.
Ils étaient dans une petite antichambre, son sol dallé de minces plaques de marbre. Sawyd prit une grande inspiration et exhala avec force. Adelrune, plus confus qu’inquiet, éprouvait néanmoins le pressentiment qu’un désastre menaçait de s’abattre sur eux.
Sawyd se mordit les lèvres un moment avant de se décider à parler.
— Tu dois comprendre que le roi Joyell est enclin à de soudains changements d’humeur. Parfois il est mélancolique et il passe ses journées à compulser ses vieilles cartes et à jouer de la viole. Parfois au contraire son énergie bouillonne, et alors le Vaisseau met le cap vers de nouveaux horizons, et il nous faut déployer nos chaluts à la recherche de nouveaux animaux étranges, et l’armée s’entraîne et nous forgeons des épées avec le peu de métal que nous avons en surplus…
« Ses humeurs se succèdent ; habituellement elles ne durent pas plus de quelques semaines chaque fois, et elles ne sont pas trop intenses. Mais cela faisait au-delà de deux saisons que Sa Majesté devenait de plus en plus abattue. Nombreux craignaient que sa tristesse ne le pousse à la tombe, mais ceux d’entre nous qui faisons partie de son cercle intime savaient très bien ce qui allait se passer : il allait basculer dans son humeur ardente, qui risquait d’être tout aussi vive que sa tristesse l’avait été. J’espérais que ton histoire apaise l’esprit de Sa Majesté, qu’elle contribue à un changement d’humeur progressif.
« Or, le changement avait commencé avant le repas. Je l’ai su à cause du vin – il n’affectionne ce cru que quand il se sent agressif – et des jongleurs. Ce n’était plus une bonne idée de lui raconter ton histoire. Si j’avais osé, je t’aurais fait quitter la salle, mais j’avais peur que cela ne le mette hors de lui.
« Si j’avais su ! Je t’aurais mis à la porte et affronté sa colère… Tu aurais dû m’avertir, conclut-elle d’un ton amer.
— T’avertir de quoi ?
— Que tu n’avais aucun besoin de broder. Ton histoire était meilleure que toutes celles que nous avons entendues à bord du Vaisseau depuis des années, et elle était vraie ! Elle avait les accents de la vérité, toute la salle s’en rendait compte. Si tu avais raconté un tissu de mensonges, Sa Majesté l’aurait su : il aurait été diverti, mais pas enflammé comme il l’a été. Tu as ravivé les passions de sa jeunesse, et maintenant il t’attend dans l’Octogone, et… (Sawyd poussa un profond soupir.) Pardonne-moi. Tout cela, c’est ma faute, pas la tienne. Essuie ta manche, il y a des miettes de pain dessus. L’Octogone est la pièce où se tiennent les conseils de guerre du Vaisseau, et Sa Majesté t’attend là, sans nul doute accompagnée de ses chefs militaires, Gérard le Molosse et le vieux Possuyl. Je suis presque certaine qu’il a décidé qu’il était temps de rentrer chez nous et de venger les offenses des générations passées.
— Il veut ramener le Vaisseau à son port d’attache ? À la fin du monde ?
— En effet. Quelqu’un t’a dit d’où nous sommes partis ?
— Mon tuteur Riander m’en a parlé. Il m’a conté l’histoire de Yeldred et d’Ossué, du tribut que votre royaume a payé pendant la construction du Vaisseau…
— Exact. Et maintenant, nous allons nous venger d’avoir dû payer ce tribut. Toi et moi nous noierons dans le sang avant que cette insanité ne finisse.
— Pourquoi « toi et moi » ?
— Tu ne quitteras pas ce Vaisseau avant longtemps, cher Adelrune. (Sawyd secoua la tête avec tristesse.) Il faut que je te conduise à l’Octogone. Viens ; Sa Majesté n’aime pas attendre quand il est dans cette humeur.
Sawyd emmena Adelrune le long de couloirs étroits, richement décorés, jusqu’à une haute porte d’ébène cerclée de fer.
— Si tu le peux, essaie d’être apaisant, prudent, calme. Sa Majesté sautera sur la moindre excuse pour entreprendre des projets extravagants. Si tu pouvais faire en sorte que tes suggestions soient timorées… je crois que ce serait pour le mieux.
— Sawyd, pourquoi ne veux-tu pas prendre une revanche sur Ossué ?
— Seuls les plus vieux à bord de ce Vaisseau ont déjà vécu sur terre. Le roi lui-même n’était qu’un garçon de cinq ans quand nous avons pris la mer. La plupart d’entre nous ne veulent rien savoir des terrestres ; nous avons plongé nos racines dans l’océan. C’est de la folie pure d’attaquer Ossué : leur peuple était dix fois plus nombreux que le nôtre quand nous sommes partis ; ils ont certainement accru leur nombre proportionnellement depuis. Ce Vaisseau a peut-être l’air terrible, mais en réalité nous sommes épouvantablement fragiles. Si nous nous approchons trop près de la côte, nous nous échouerons sur les hauts-fonds et briserons net notre quille. Nous sommes capables de nous défendre, mais nous ne pouvons porter qu’une attaque dérisoire. (Elle eut un geste de colère.) Et puis, assez de tout ça. Le Molosse dirait que c’est de la trahison que de parler ainsi. Peut-être bien que je ne suis qu’une lâche. Je commande le Kestrel, mais je ne souhaite pas mourir à sa barre. Passe la porte, Adelrune, et oublie tout ce que je t’ai dit.
Elle s’en fut d’un long pas mécanique. Adelrune toqua à la porte, puis, voyant qu’il ne venait aucune réponse, se décida à l’ouvrir.
Derrière s’ouvrait une pièce pourvue de huit murs lambrissés de bois sombre. Une grande table basse où l’on avait étalé une multitude de cartes prenait presque toute la place. Dans un coin de la pièce, une horloge grand-père émettait un bruit métallique étouffé. Trois hommes étaient penchés sur la table et étudiaient une carte. L’un d’eux était le roi, qui portait maintenant un léger corselet de mailles brillant ; à sa gauche se tenait un homme aux cheveux blond roux et aux grandes oreilles, sans cesse en train de renifler ; à sa droite, un vieillard en robe noire, son crâne brun tavelé par l’âge.