Le vieillard leva la tête, adressa un regard furibond à Adelrune.
— Qui ose entrer ?
Le roi Joyell leva la tête à son tour et accueillit Adelrune chaleureusement.
— Viens ici, mon garçon, dis-nous ce que tu penses de la situation. Gérard, faites de la place pour notre jeune ami chevalier.
— Euh… je ne suis pas encore chevalier, Majesté. On ne m’a pas encore accordé ce rang.
— Et moi je te dis, jeune homme, que tu en es un. Je t’adouberai dès que possible, pour que les esprits étroits en soient convaincus, mais dans cette pièce, tu es et seras toujours un chevalier !
Gérard le Molosse désigna la carte avec un grognement. Adelrune se pencha pour mieux la voir, essayant de déchiffrer les indications. Gérard indiqua la position du Vaisseau, symbolisée par une petite figurine de métal. Adelrune laissa son regard dériver vers l’est et un peu au sud sur la carte, et avec un soudain serrement de gorge il trouva un petit point portant le nom « Foddas » à côté d’une ligne bleue nommée « fleuve Jarr ». La distance du Vaisseau à la ville était trois fois la longueur de son pouce. « Quelle est l’échelle de cette carte, je vous prie ? » demanda-t-il. Ce fut Possuyl qui répondit : « Trente lieues au pouce, plus ou moins. »
— Voici le trajet sur lequel nous nous sommes entendus, Adelrune, dit le roi en plaçant la pointe de l’index contre le Vaisseau et en lui faisant décrire un arc de cercle, vers le nord et l’est, à travers deux mers. Nous nous arrêterons aux îles de Chakk, ici. Possuyl nous recommande d’entraîner nos forces aux manœuvres de débarquement à ce moment. Quand nous repartirons, nous suivrons ce chemin… (le doigt continua sa course, sud-sud-est, puis s’incurva brusquement de nouveau vers le nord) en évitant la mer Silencieuse, comme vous l’avez suggéré, Gérard, et ainsi nous atteindrons Ossué par l’ouest. Nous attaquerons quelques heures avant l’aube, et alors…
La voix de Joyell, qui n’avait cessé de hausser le ton, se brisa d’émotion. Il essaya en vain de poursuivre, puis s’effondra dans un fauteuil, à bout de nerfs.
Possuyl hocha sentencieusement la tête.
— Oui, mon roi, dit-il d’une voix rauque. Et alors… nous accomplirons ce que nous avons tant tardé à accomplir. Ossué tombera, comme l’a toujours voulu le destin.
Gérard le Molosse renifla bruyamment. Le roi Joyell jeta un regard jubilant à Adelrune, lequel lui rendit son sourire malgré le malaise qui le glaçait.
— Et que désire Votre Majesté de moi ? demanda-t-il.
Le roi avait recouvré l’usage de la parole. Il déclara :
— Tu es celui qui m’a ouvert les yeux ; je te garderai toujours à mes côtés. Nous irons au combat ensemble, brave Adelrune, et le jour où nous entrerons dans la capitale du royaume d’Ossué, je ferai de toi un Baron, ou quoi que ce soit d’autre que tu désires.
— Votre Majesté est trop bonne, dit Adelrune.
Pendant un instant il pensa à demander que le roi le libère immédiatement et le laisse rentrer chez lui ; mais il savait que Joyell n’accéderait pas à une telle requête. « Combien de temps Votre Majesté pense-t-elle que prendra le voyage ? » demanda-t-il.
« Combien de temps, Gérard ? » demanda à son tour le roi. Le Molosse répondit : « Toutes voiles dehors, avec des vents favorables, disons quatre ou cinq mois. » Adelrune réprima un soupir de découragement. Il se serait écoulé presque un an quand il reviendrait dans les parages de chez lui – si jamais il revenait.
Se souvenant que Sawyd lui avait conseillé d’exprimer la prudence, il demanda, essayant de donner un ton innocent à sa question :
— Sire Gérard, quelles sont d’après vous nos chances contre Ossué, en combat ?
Gérard le Molosse lui jeta un regard furieux et dit simplement : « Nous vaincrons. »
— Mais bien sûr que nous vaincrons ! s’écria le roi, qui se leva de son fauteuil et prit le bras d’Adelrune comme un grand-père affectueux. Ne crains rien, Adelrune ! Avec ces deux hommes pour me conseiller, avec tous mes précieux sujets, et avec toi à mes côtés, nous ne pouvons pas perdre ! Je vais te montrer. Possuyl, examinons les listes de service maintenant…
Pendant deux ou trois heures, le roi et ses chefs de guerre analysèrent la situation de leur armée, évaluèrent leurs besoins en nourriture, calculèrent divers plans logistiques pour le long voyage qui les attendait. Le roi Joyell répétait avec insistance qu’il ne fallait pas perdre un seul instant et balayait du revers de la main toute objection fondée sur les dangers de la navigation, de sorte que lorsque Gérard suggéra un chemin différent, plus long mais moins coûteux et un peu moins risqué, Joyell ne voulut rien entendre.
— Je ne peux pas patienter si longtemps. Et de plus, Ossué ne doit pas avoir le moindre soupçon de notre proximité. Dès que nous nous en approcherons à moins de cent lieues, une rumeur pourrait les en atteindre ! Non, nous ferons comme je l’ai déjà dit.
Après cela, Adelrune abandonna tout espoir de présenter un quelconque argument en faveur de la prudence.
Quand la réunion prit fin, ce ne fut pas sur la décision du roi, mais à la demande de Possuyl, qui se plaignait d’être complètement épuisé et demanda que la suite fût remise au lendemain. Le roi y consentit d’assez mauvaise grâce. Possuyl se retira, sur quoi Gérard se déclara lui-même quelque peu fatigué ; il indiqua l’horloge, qui annonçait que minuit approchait. Adelrune se joignit à lui avec un murmure. Il ne se sentait pas tant fatigué qu’étourdi par les discussions et l’avalanche de chiffres.
— Bah, faites comme il vous plaira ! dit le roi avec autant de mauvaise humeur que de bonne. Quant à moi, je vais aller sur le pont et parler au navigateur en poste. Nous partons à l’aube.
Il quitta l’Octogone à grands pas. Adelrune resta seul avec Gérard le Molosse. Il y eut un instant de silence.
— Je ne veux pas me quereller avec vous, messire, dit Adelrune. Mais je vous prie de bien vouloir répondre franchement à la question que je vous ai déjà posée – je vous jure de garder votre réponse par-devers moi.
Le Molosse renifla.
— Je suis mon roi où qu’il aille. S’il part en guerre, je continuerai à le servir et à le conseiller, mais je ne perdrai pas mon temps à lui dire ce qu’il ne saurait entendre. Je n’ai aucune idée de nos chances contre Ossué ; je me contenterai de combattre pour mon roi jusqu’à mon dernier souffle.
— Vous n’êtes pas homme à changer d’idée aisément, dit Adelrune.
— Ne m’insultez pas avec vos accusations, dit le Molosse. Quand l’humeur de mon roi change, je change avec elle, sans jamais me plaindre. Les jours où il ne trouve de goût à rien sauf à la poésie, je m’assieds à côté de son lit et je récite des sonnets jusqu’à en perdre la voix. C’est Possuyl qui ne change jamais d’idée. Il était un jeune homme de vingt ans quand le Vaisseau a pris la mer. Sa dulcinée fut emportée : elle faisait partie du paiement à Ossué pour la dernière cargaison de bois utilisée pour parachever le Vaisseau. Sa haine d’Ossué est la seule chose qui l’ait gardé en vie depuis tout ce temps. Je me suis souvent demandé si je ne devrais pas le tuer, mais mon roi fait grand cas de son conseil, et Possuyl est assez rusé pour ne pas l’importuner quand son humeur n’est pas appropriée. Et je dois vous avertir : si vous tentez d’imposer votre volonté à mon roi, je vous tuerai sans le moindre scrupule.
Et Gérard le Molosse quitta la pièce sans un autre mot.
Adelrune retrouva son chemin hors du Palais non sans quelque difficulté et s’en retourna à ses quartiers, pour y découvrir un jeune serviteur assoupi dans sa chaise. Quand il l’eut réveillé, le garçon lui expliqua qu’il devait le conduire à ses nouveaux quartiers, dans une des ailes du Palais. Adelrune haussa les épaules et revint sur ses pas, suivant le garçon.