On lui avait assigné une suite de trois pièces, au troisième étage de l’aile ouest. La taille de ses appartements l’insultait presque ; il se souvenait de sa chambre minuscule au dernier étage de la maison de ses parents adoptifs avec un serrement de cœur doux-amer.
Le garçon posa le bagage d’Adelrune sur un tabouret et se mit en devoir de lui expliquer les divers agréments. Adelrune l’interrompit, le remercia et le mit à la porte. Puis il alla s’asseoir sur le bord du lit, plaça une main devant ses yeux ; tout son corps aspirait au sommeil, mais son esprit tourbillonnait.
On frappa à la porte. Adelrune poussa un grognement exaspéré : qu’est-ce que le garçon avait bien pu oublier ? Il se leva, ouvrit la porte, une phrase bourrue au bord des lèvres. La princesse Jarellène se tenait sur le seuil.
« Puis-je entrer ? » demanda-t-elle. Adelrune battit en retraite. Elle franchit le seuil et ce fut seulement alors qu’il retrouva ses manières et exécuta la courbette à demi formelle que Riander lui avait enseignée un après-midi d’hiver, « pour le cas d’une conversation en privé avec un membre de la royauté mineure ».
— Votre Altesse, dit-il.
— Par pitié, ne dansez pas pour moi, je déteste cela. (Elle avait une voix aussi douce et veloutée que ses cheveux.) Asseyez-vous, Adelrune. Je dois vous parler.
Il s’assit ; la princesse Jarellène l’imita, dans le siège à côté du sien. Elle était si proche qu’il pouvait sentir son parfum, un délicat mélange de fragrances où des fleurs des jardins du Palais se mêlaient à un parfum marin. Il sentait son cœur battre avec une intensité presque douloureuse.
— Il semble que vous ayez guéri l’abattement de mon père. Je l’ai entendu dire qu’il vous garderait à ses côtés jusqu’à ce que nous ayons rejoint Ossué et jeté ce royaume à bas. C’est un grand honneur. Peut-être vous offrira-t-il aussi ma main.
Adelrune était trop stupéfait pour articuler un mot. Jarellène fixait le plancher.
— Ce n’est pas que je cherche à dénigrer qui que ce soit, dit-elle. Vous êtes un homme vertueux, et d’apparence agréable. En toute franchise, je vous préfère à Gérard, ne serait-ce que parce que votre âge correspond au mien.
« … Plus ou moins », murmura Adelrune, mais Jarellène n’y prêta pas attention ; peut-être ne l’avait-elle pas entendu.
— J’ai déchiré le ventre de ma mère quand je suis née, dit-elle, et elle est morte au bout de son sang. J’ai moi-même failli mourir. On m’a raconté que cinq sages-femmes ont monté la garde à mon chevet la première nuit, chacune, à tour de rôle, me prêtant son souffle quand j’oubliais de respirer. Je voulais rejoindre ma mère au royaume des morts, mais on a fini par me persuader de donner une chance à la vie.
« Je vais vous révéler un terrible secret. Je n’aime pas l’océan. Je n’ai aucun désir de régner sur le Vaisseau quand mon père mourra. Depuis que je suis petite, je rêve de vivre sur terre. Cela vous choque-t-il ? N’importe quel habitant du Vaisseau serait horrifié. Si mon père s’était remarié, il aurait eu d’autres héritiers, et j’aurais pu me libérer de l’océan d’une quelconque manière. Maintenant que nous revenons enfin vers Yeldred et Ossué, il y a peut-être pour moi une chance de m’échapper. Quand nous aurons jeté Ossué à bas, il retrouvera son équilibre. Il pourrait bien se remarier alors – ce ne sont pas les dames disponibles qui manquent à la cour. Si cela se produit, je demanderai à mon père de me laisser régner sur le pays de nos ancêtres et de léguer le Vaisseau à ses autres héritiers. Il m’est venu à l’idée que si j’épousais un chevalier terrestre, je serais en mesure de présenter de meilleurs arguments en faveur de ce plan.
— Je… je ne sais que vous dire, votre Altesse.
— Quand vous avez raconté votre visite aux sorcières, vous avez expliqué qu’elles vous avaient permis d’entrer eu égard à des circonstances spéciales ; sur quoi vous m’avez jeté un regard et vous vous êtes mis à bredouiller, même si vous n’avez pas rougi comme vous le faites maintenant. Vous n’avez jamais connu une femme, n’est-ce pas ? C’est pour cela que les sorcières vous ont laissé entrer dans leur forêt.
— Il est exact que je suis chaste, dit Adelrune avec le peu d’aplomb qu’il pouvait encore rassembler.
— Il n’y a là aucune raison de gêne. Je suis moi-même vierge. Le Vaisseau a visité de nombreuses contrées ; dans certains pays, les femmes vivent voilées et même leurs époux ne voient leur visage nu pour la première fois qu’après la cérémonie du mariage ; dans d’autres, les femmes choisissent leurs compagnons et il existe des mariages à l’essai, de sorte qu’une jeune fille de dix-sept ans sans expérience est chose rare. À bord du Vaisseau de Yeldred, la tradition veut qu’un père choisisse l’époux de sa fille, mais on considère comme archaïque de ne pas tenir compte des sentiments de la jeune femme. Mais si une femme se compromet avec un homme, elle est généralement contrainte de l’épouser. Je pourrais de cette manière forcer la main à mon père s’il se montrait récalcitrant.
Adelrune émit une protestation incohérente, la voix étranglée.
— Je sais que je suis sans cœur, dit Jarellène d’une voix soudain voilée. Je ne suis pas une personne ordinaire. Je suis une princesse du sang de Yeldred, et ma propre vie ne m’appartient pas. Une fois j’ai laissé un page m’embrasser. Nous avons été surpris et mon père a fait fouetter le garçon jusqu’à ce qu’il soit plus mort que vif. Nul citoyen de ce Vaisseau n’est digne de moi à ses yeux, à part peut-être Gérard. Il me jettera à lui comme il le ferait d’un os.
Son visage était rouge. Elle se leva de son siège, empoigna Adelrune par les épaules avant qu’il ait eu la chance de réagir, l’embrassa sur les lèvres avec une intensité qui frôlait la violence, recula la tête ; ses yeux brillaient de larmes.
— Je ne suis pas folle ! s’écria-t-elle. Je suis sa fille, mais je ne partage pas ses humeurs ! Et d’ailleurs, il n’est pas dément, il est seulement triste, peu importe ce que vous croyez ! S’il apprenait ce qui vient de se passer, il…
Elle lâcha prise abruptement et s’enfuit. Pendant un long moment, Adelrune resta assis à attendre, mais Jarellène ne revint pas. Il ferma la porte, s’allongea sur le lit et s’endormit peu après.
Dès que parut le soleil, le Vaisseau de Yeldred déploya ses immenses voiles, qui furent gonflées par la brise ; après un moment, son énorme masse se mit en mouvement. Quand Adelrune s’éveilla, le Vaisseau était depuis longtemps en route. Il emplit une baignoire d’eau chaude pour se laver, enfila les vêtements splendides qu’il trouva dans sa garde-robe. Il avait l’impression de porter un costume.
Il resta un long moment assis mélancoliquement contre la petite fenêtre au cadre ouvragé de sa chambre, qui lui offrait une vue sur le pont principal du Vaisseau et sur la mer qui s’étendait au-delà du bastingage. Chaque instant l’éloignait de son but. Tout cela avait-il été un piège tendu par l’Owla ? Ou avait-ce depuis toujours été son destin que de voyager sur le Vaisseau de Yeldred, peut-être même de mourir en terre étrangère ? Adelrune poussa un soupir amer. Cette façon de voir les choses se rapprochait par trop des Préceptes de la Règle pour qu’il puisse l’accepter. Il ne croyait pas en un futur fixe et immuable – mais cela, hélas, n’entraînait pas qu’il fût facile pour quiconque de contrôler sa destinée.
Quand onze cloches sonnèrent, un domestique vint le chercher pour le repas du midi, auquel le roi Joyell était présent, mais pas sa fille. Le repas avait lieu dans une petite salle à manger, non pas la grande salle de la veille ; le roi assit Adelrune à sa droite, Gérard le Molosse à sa gauche et divers autres personnages de la cour à l’unique table. Joyell était de meilleure humeur que jamais et plaisantait avec tout le monde. Gérard le Molosse s’esclaffait à chaque plaisanterie du roi et finit par se laisser convaincre de chanter une chanson égrillarde tout en grattant le luth pour s’accompagner. Adelrune le regardait avec un mélange d’émotions auquel il n’essaya pas d’accoler un nom.