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Dans les semaines qui suivirent, une routine se cristallisa autour de lui. Au milieu de la journée, il dînait avec le roi Joyell ; en après-midi avaient lieu de longues conférences dans l’Octogone, tandis que les soirées étaient occupées par de copieux repas et des divertissements vigoureux : aux jongleurs et acrobates se joignaient des combats à l’épée simulés, de plus en plus frénétiques. Le plus souvent, la princesse Jarellène était absente du repas du soir.

Durant tout ce temps, le roi Joyell garda une bonne humeur et une énergie inépuisables. Le personnel affecté à sa chambre murmurait qu’il dormait à peine trois heures par nuit. Les procédures à bord du Vaisseau se mirent à changer, sur ordre direct du roi. Des traditions de longue date furent balayées, un ensemble totalement nouveau de signaux entre le Vaisseau et ses navires d’escorte fut mis au point. Le Kestrel, comme les dix-neuf autres corvettes, fut déposé sur l’océan et l’on testa divers schémas de déploiement.

L’humeur du roi avait infecté le Vaisseau tout entier, de sorte que la plupart de ses habitants étaient devenus agités, emplis d’une tension qu’ils ne savaient comment dissiper. Les querelles devinrent beaucoup plus fréquentes, et on en venait souvent aux coups ; les forces de l’ordre durent incarcérer des gens par douzaines dans les cachots situés à fond de cale, juste au-dessus de la sentine.

Adelrune fut présenté aux chevaliers de Yeldred ; ils étaient au nombre de six. Il dut admettre, tout arrogante que fût cette opinion, qu’ils ne lui faisaient pas aussi bonne impression qu’il l’avait espéré. C’étaient des hommes de qualité, habiles au maniement des armes ainsi que dans divers autres domaines chevaleresques (à part, bien évidemment, l’équitation : il n’y avait pas de montures sur le Vaisseau de Yeldred) et ils respectaient un code d’honneur. Mais quelque chose manquait. Ces hommes n’avaient pas dû surmonter des épreuves pour affirmer leur valeur : ils avaient hérité leur statut de leur père. Il n’empêche qu’Adelrune ne pouvait prendre en défaut leur vertu ou leur bonté. Et il se lia d’une amitié réservée avec Sire Heeth et le jeune Sire Blume. Des autres chevaliers, seul Sire Childerne se montrait froid envers lui.

*

Un soir, la princesse Jarellène visita Adelrune dans ses quartiers. Elle était accompagnée d’une servante et passa une heure ou deux à bavarder de sujets sans importance. En le quittant, elle remercia Adelrune de son hospitalité ; il était clair que cette fois-ci elle s’attendait à une révérence, aussi s’exécuta-t-il. S’agissait-il d’une excuse ou d’un nouveau plan d’attaque ? Elle s’était montrée charmante et vive d’esprit, malgré la simplicité de leur conversation. Quand il essayait de s’imaginer à sa place, Adelrune ne pouvait vraiment lui reprocher son désespoir. N’avait-il pas lui-même cherché à s’échapper de la suffocation de la Règle ? Le visage du Didacteur Mornude lui revint à l’esprit et il ne put réprimer une grimace de dégoût. Fallait-il blâmer Jarellène de vouloir subvertir sa destinée ? Les plans dont elle l’avait entretenu n’étaient peut-être que des projets extravagants qu’elle ne concoctait que pour se soulager l’esprit…

Elle lui rendit visite une autre fois le surlendemain, et la semaine suivante ils se rencontrèrent par accident – du moins en apparence – dans les jardins du Palais. À cette occasion, nulle servante n’accompagnait Jarellène. Elle convia Adelrune à s’asseoir à ses côtés sur un banc délicat en face d’une mare emplie de poissons gris-vert.

— Vous ne devriez tenir aucun compte de ce dont je vous ai parlé dans notre première conversation, dit-elle.

Adelrune reconnut là des excuses royales et répondit de la façon correcte :

— Ces mots ont fui ma mémoire, Votre Altesse.

Elle inclina la tête gravement. Puis elle ajouta :

— Mais je maintiens mon jugement initial, Adelrune. Vous êtes un jeune homme valeureux, et votre compagnie me plaît bien davantage que celle de Gérard le Molosse. J’en parlerai à mon père si les circonstances s’y prêtent. En passant, vous pouvez vous attendre à être adoubé chevalier d’ici peu. Les serviteurs s’affolent tant mon père les presse de préparer au plus vite le Grand Hall à cet effet.

— Je suis reconnaissant à votre père ainsi qu’à vous-même, Votre Altesse.

— Peut-être aurai-je la chance de vous rencontrer de nouveau bientôt.

— J’en serais ravi.

La princesse Jarellène se leva et s’en fut, laissant Adelrune troublé par diverses émotions contradictoires.

*

La cérémonie eut lieu le surlendemain. Dans le Grand Hall, entouré par les six autres chevaliers de Yeldred, Adelrune s’agenouilla devant le roi Joyell, qui le frappa doucement sur les deux épaules avec une épée cérémonielle et le sacra chevalier de Yeldred, maintenant et à jamais. Adelrune se releva parmi les acclamations. Sawyd s’approcha de lui pour l’embrasser sur les deux joues. Gérard le Molosse et le vieux Possuyl lui offrirent leurs félicitations officielles, tandis que Jarellène lui adressa un sourire et une délicate inclinaison de la tête qui semblait chargée de signification.

Adelrune fut dispensé du conseil de guerre ce jour-là ; d’humeur rêveuse, il erra dans la forêt qui croissait au cœur du Vaisseau. Pendant un moment, il se promena le long des chemins bien entretenus près du Palais, mais il se trouva bientôt à les quitter, s’enfonça parmi des arbres de plus en plus denses. En peu de temps, ce fut comme s’il traversait une forêt terrestre. Au contraire de sa première visite, il ne ressentait aucun malaise.

Il tomba sur une jolie petite clairière entre les troncs de hauts chênes et s’assit sur le sol. Il aurait dû être gonflé d’orgueil, son cœur aurait dû battre très fort sous l’effet de la joie ; mais, à dire vrai, il se sentait étrangement vide. Il avait attendu si longtemps de devenir chevalier ; maintenant, c’était chose faite. Et pourtant, on aurait dit qu’il ne parvenait pas à y croire. Comme si un élément important manquait à l’appel. Que pouvait-ce bien être ?

La présence de Riander ? Le tuteur d’Adelrune lui manquait ; il n’était pas convenable qu’il ait été absent de la cérémonie. Peut-être s’agissait-il d’autre chose aussi. En plein milieu de la célébration, il avait senti le remords ronger les fondements de son âme, puis le souvenir de la poupée dans l’échoppe de Keokle lui était abruptement revenu à la conscience. Encore une fois, il avait été pris d’un malaise, d’une honte secrète, en pensant à la tâche qu’il devait accomplir et qu’il repoussait sans cesse. Le remords était venu gâcher sa joie.

Et pourtant, il ne pouvait rien y faire. Il devait se montrer inébranlable et serein, se rappeler tous les chevaliers avant lui qui avaient passé des semaines, des mois, des années, incapables de remplir leurs promesses, mais qui avaient persévéré. Il ne pouvait pas davantage plonger dans la mer et nager jusqu’à Faudace que de commander au Vaisseau de Yeldred de rebrousser chemin…

Il vit en pensée le visage de la poupée, déformé par la douleur, sentit une bouffée de pitié. « Je reviendrai, je le jure », murmura-t-il, et son remords s’apaisa en partie. Il passa une main sur son visage. La cérémonie d’adoubement l’avait troublé ; nul doute que son tourment se dissiperait sous peu ; il retrouverait son sens des proportions et il pourrait se réjouir…