— Je suis peut-être un piètre chevalier, mais je pourrais encore combattre, alors que tu ne serais même plus capable de tenir un balai.
Sawyd eut un bref éclat de rire essoufflé.
— Ayez pitié, Sire Adelrune. Vous êtes encore jeune, et moi j’aurai trente ans dans quelques mois. Les vieilles femmes ont le droit d’être fatiguées.
Elle se tut subitement, mais Adelrune pouvait lire ses pensées dans ses yeux. Je ne verrai sans doute jamais mes trente ans. Dans quelques mois, nous serons morts, toi et moi.
« Marchons un peu autour de l’île », dit Sawyd à voix basse, ce qu’ils firent. Après un long silence, elle demanda :
— Comment est-ce, de vivre enchaîné par la terre ? Ce doit être étrange de toujours voir la même contrée qui vous entoure, année après année.
— Eh bien… quand j’étais jeune, mes horizons ne s’étendaient pas loin. Faudace est bien plus petite en superficie que votre Vaisseau, mais je n’en ai jamais vu plus de la moitié. Elle m’est toujours apparue comme un vaste pays ; même maintenant que j’ai découvert tant de nouveaux paysages, il reste des mystères à Faudace qui me semblent plus profonds que tous ceux que j’ai pu rencontrer au-dehors… Peut-être est-ce simplement parce que je vois encore ma ville natale avec des yeux d’enfant.
— Que faisaient tes parents ? Ton histoire ne le disait pas.
Adelrune soupira, mal à l’aise, mais ne voulant pourtant pas refuser de répondre.
— Je n’ai jamais connu mes vrais parents, comme je crois l’avoir dit. Mon père adoptif, Harkle, était maçon avant que lui et Eddrin ne m’adoptent.
— Et elle, quelles étaient ses fonctions ?
— Elle était la femme de Harkle ; à Faudace, bien peu de femmes sont autre chose qu’épouses et mères.
— Mes deux parents travaillent à l’approvisionnement du Vaisseau, dit Sawyd. Mon père est porteur et ma mère magasinière. Ils étaient très surpris de m’entendre dire que je voulais entrer dans l’armée. Et toi, comment tes parents ont-ils réagi quand tu leur as dit que tu voulais devenir chevalier ?
Adelrune eut un soupir forcé.
— Ils ne l’ont jamais su. Je n’arrive pas à m’imaginer l’ampleur de leur indignation si je m’étais montré assez stupide pour les informer de ma décision. Chez moi, rien n’était aussi important que de suivre la Règle. Enfant, j’ai mémorisé chacun de ses cent Préceptes et la plupart des Commentaires. Je pourrais te citer le tout de mémoire des heures durant : page après page d’odieuses imbécillités.
Sawyd avait posé son bras sur celui du jeune homme, pour l’enjoindre de se taire.
— Je te demande pardon, dit-elle. Je n’aurais pas dû me mêler de ce qui ne me regarde pas. J’étais seulement curieuse, je ne voulais pas que tu me parles de choses qui te font si mal.
Adelrune haussa les épaules.
— Tu n’as pas à t’excuser. C’était une question toute naturelle. C’est moi qui devrais m’excuser, d’être resté amer longtemps après que cela a perdu toute importance. En fait, c’est une bonne chose que d’avoir une amie à qui se confier. Après Riander, tu es la deuxième amie que j’aie sur cette terre.
Il lui prit le bras, et ils terminèrent leur promenade autour de l’île en gardant un silence paisible. Quand ils revinrent à bord du Kestrel, Adelrune voulut rendre son bouclier à Sawyd, mais elle protesta :
— Non, non. C’était un cadeau, pas un prêt. Garde-le.
— Oh… Alors, je te remercie infiniment, Sawyd. Cela veut dire beaucoup plus pour moi que tu ne penses.
Adelrune retourna à bord du Vaisseau de Yeldred, empli d’une vague euphorie. Un manque dont il souffrait depuis une éternité avait enfin été comblé. Il lui vint à l’esprit qu’il avait ressenti une félicité similaire peu de temps auparavant, après sa plus récente rencontre avec Jarellène ; mais ce manque-là n’était jamais comblé bien longtemps, et de fait se faisait sentir à nouveau. Empli d’audace, comme s’il se savait invulnérable, il se rendit aux appartements de la princesse, demanda audience. Elle le reçut avec une grave courtoisie et bientôt se débarrassa de sa domestique en lui confiant une course. Les deux jeunes gens se rendirent dans la chambre de Jarellène et pour la première fois s’accouplèrent sur son lit.
Quand ils eurent terminé, Adelrune, se sentant languissant, s’allongea sur le couvre-lit parfumé. Jarellène s’habillait déjà et lui fit signe de l’imiter.
— Aline reviendra sous peu. Je crois même l’entendre…
Adelrune soupira, laça ses vêtements. Jarellène ouvrit la porte précautionneusement, mais on ne voyait Aline nulle part. Quand elle revint, Adelrune et Jarellène étaient de nouveau sagement assis de part et d’autre d’une table basse et discutaient du temps qu’il faisait.
Peu après, Adelrune prit congé. Alors qu’il sortait, Aline lui adressa un large sourire et un clin d’œil complice ; il hocha poliment la tête en guise de réponse. Si les choses devaient continuer sur cette erre, se dit-il, le Vaisseau tout entier serait bientôt au courant.
Le Vaisseau demeura aux îles de Chakk pendant douze jours. Puis, tôt un matin, peu avant le milieu de l’été, il leva l’ancre et offrit ses voiles à la brise. Avec une vitesse croissante, il s’en fut est-nord-est, vers le royaume d’Ossué.
La tension nerveuse à bord du Vaisseau était à son comble. L’armée permanente de deux mille hommes avait doublé de taille, si l’on comptait les réservistes et les nouvelles recrues. On manquait de métal pour forger les armes : partout à bord, on fit don d’ustensiles, de gobelets, de chaudrons, qui étaient fondus et coulés en pointes de lances et en épées dans les petites forges à la poupe.
Les conseils de guerre dans l’Octogone étaient devenus moins fréquents, depuis que le moindre détail des plans avait été réglé ; après la troisième répétition, le roi Joyell finissait par trouver tout cela ennuyeux. Adelrune eut un peu plus de temps à lui ; comme il ne pouvait pas le passer tout entier avec Jarellène, il s’affairait à explorer le Vaisseau et parfois à s’entraîner au combat avec Sawyd ou les hommes de son équipage. Quand la nuit tombait, épuisé, il s’abandonnait au sommeil, et nulle pensée ne venait troubler son esprit.
La fin de leur voyage arriva. Des nids-de-pie au sommet des mâts, perchés à une hauteur inimaginable au-dessus du pont, vint un cri annonçant que la terre était en vue. Le Vaisseau ferla immédiatement la plupart de ses voiles, obliqua vers le nord et mit à l’eau deux corvettes, le Harpon et la Belle Issia, pour servir d’éclaireuses. Les corvettes revinrent peu après l’aube du jour suivant ; elles avaient méticuleusement examiné la côte et une carte avait été dressée. Le roi, ses deux chefs de guerre et Adelrune se réunirent dans l’Octogone afin de comparer, avec l’aide de la maîtresse-cartographe du Vaisseau, la carte avec leurs archives des côtes d’Ossué.
« Ici. » La cartographe indiquait du doigt la section de la côte qui correspondait le mieux à la carte approximative fournie par les éclaireurs.
— Vous voyez ce cap ? Ce doit être la Tête-de-Sorcière. Ces avancées de rochers seraient donc les Dents.
Gérard le Molosse était hésitant. « Nous ne pouvons pas nous permettre de nous tromper », dit-il d’un ton sentencieux, mais la cartographe insista, sûre d’elle.
— Aucun autre endroit ne correspond si bien à la carte. Cela nous situe à six lieues de Kwayne. Pourquoi doutez-vous tant du travail des navigateurs, messire ?
— Ayez foi, Gérard, dit le roi. Tout se passe comme prévu. Mettons le cap plein nord, et nous serons au bon endroit d’ici la tombée de la nuit. Que tous commencent leurs derniers préparatifs ! Sire Adelrune, à partir de maintenant, vous serez sans cesse à mes côtés, jusqu’au moment où nous poserons le pied sur la place centrale de Kwayne !