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Le Vaisseau leva l’ancre, se dirigea vers le nord. Le vent soufflait dans la direction idéale, avec tout juste la force voulue ; le roi vit cela comme un bon présage. Il s’était retiré dans ses quartiers et, d’impatience, arpentait les pièces comme un animal en cage. Pendant une heure ou deux, il daigna s’asseoir et se mesurer à Adelrune aux échecs. Le jeune chevalier y avait souvent joué avec Riander, mais son esprit était ailleurs ; le roi le rossa comme un débutant.

Le soleil se coucha ; peu après, les navigateurs firent obliquer le Vaisseau vers la côte. Toutes les lumières à bord avaient été éteintes, afin que le Vaisseau ne soit pas visible de la terre. Les vingt corvettes étaient prêtes à être déployées, chacune bondée de deux cents soldats.

Le roi s’était rendu à l’Octogone, suivi par Adelrune, pour l’ultime conférence avec ses chefs de guerre. Gérard l’accompagnerait à bord du vaisseau amiral, tandis que Possuyl serait à bord d’un autre navire, sur lequel il agirait comme commandant en second. Peu avant minuit, Adelrune sollicita du roi l’autorisation de sortir un instant ; il quitta l’Octogone, s’engagea dans un corridor quasi désaffecté, ouvrit la porte d’un petit placard. Dans le placard l’attendait la princesse Jarellène, comme elle l’avait promis dans le mot qu’elle lui avait fait porter peu avant. Adelrune et elle s’étreignirent avec une ardeur désespérée.

Sa chair était tiède, sa peau embaumait le parfum et la sueur. L’atmosphère suffocante du placard avait sa part de responsabilité, mais la principale coupable était clairement l’angoisse. Jarellène se nicha contre Adelrune, noua ses doigts derrière le cou du jeune homme tandis qu’elle pressait sa bouche contre la sienne au point de leur meurtrir les lèvres. Quand elle se retira, ses yeux étaient pleins de larmes.

— Tu dois faire attention, lui dit-elle. Je ne veux pas que tu sois blessé.

— Nul ne sait ce qui nous attend. Je te promets d’être prudent, mais je me dois de suivre ton père.

— Ce n’est pas assez ! insista-t-elle. Tu dois me promettre que tu ne seras pas blessé. Promets-le-moi !

— Jarellène, je ne le puis. Personne n’a un tel pouvoir sur l’avenir.

— Bien sûr que si ! Mon père le possède. Il est le roi ; même le Destin lui obéit. Tu es son favori ; pourquoi ne t’obéirait-il pas aussi ?

L’éclat de ses yeux n’était pas dû seulement aux larmes ; une pointe de folie s’y voyait également. Peut-être, se dit Adelrune, Jarellène était-elle trop angoissée pour se montrer rationnelle. Mal à l’aise, il essaya de la raisonner.

— Je te jure que je prendrai toutes les précautions possibles. Il n’est pas question que je risque ma vie en vain. J’ai reçu une excellente formation au combat – une formation qui dépasse de loin celle de tous les autres chevaliers de Yeldred, même si je ne le répéterais jamais publiquement. Je serai en sécurité, Jarellène : ton père me gardera auprès de lui. Si tu crois qu’il commande au destin, il s’ensuit que sa puissance me protégera de même.

— Tu te moques de moi, l’accusa-t-elle. Tu me parles comme mon père me parlait quand j’étais toute petite et que je piquais des crises de rage.

— Je sais que tu as peur pour moi ; je tente seulement de te rassurer.

— Je ne veux pas que tu me traites à la légère, dit-elle, la bouche tordue en une moue d’angoisse. Je ne suis pas folle, et lui non plus. Oh, Adelrune, tu n’as pas l’air de comprendre que je t’aime !

C’était la première fois qu’elle le disait. Et Adelrune, à l’étroit dans le placard étouffant éclairé seulement par un moignon de chandelle, les narines emplies de la sueur de Jarellène et de la sienne, son sexe douloureusement enflé, sut qu’elle n’était pas vraiment sincère. Elle se raccrochait à ce qu’elle appelait de l’amour, mais ce n’était qu’un semblant, une obsession soigneusement entretenue qui lui servait de rempart contre ses peurs, sa crainte de la folie. Adelrune sentit son cœur se gonfler, mais ne savait si c’était d’amour ou de pitié.

« Je… Je sais », murmura-t-il. Aurait-il dit la vérité s’il avait affirmé qu’il l’aimait en retour ? Il espérait qu’elle entendrait dans ses paroles ce qu’elle voulait y entendre. Mais elle pouvait lire ses émotions sur son visage : de si près, il ne pouvait le contrôler adéquatement.

— Tu ne crois pas que je t’aime, dit-elle d’une voix tragique.

Adelrune essaya de trouver une réponse, ne put que bredouiller des paroles sans suite. À cet instant, il avait tout oublié des leçons de Riander sur l’usage des faux-fuyants ; il était si troublé qu’il ne parvenait plus à dissimuler quoi que ce soit.

— Je t’aime ! Je te le jure, je t’aime ! s’écria Jarellène.

Adelrune la fit taire en posant deux doigts sur ses lèvres, craignant qu’on ne l’entende. Elle embrassa ses doigts, mordit sa paume ; c’était à la fois un geste d’amoureuse, à la fois une marque de colère.

— Je t’aime, répéta-t-elle, en larmes. Comment peux-tu en douter ?

— Je t’en prie, Jarellène… Votre Altesse… Vous ne devez pas vous mettre dans un état pareil. Je comprends l’intensité de tes sentiments à mon égard… Mais ce n’est pas le temps d’en discuter. Quand je reviendrai d’Ossué, nous en parlerons. Tu te sentiras mieux et…

— Va-t’en, gémit Jarellène, le visage défait, va-t’en !

Adelrune ouvrit la porte du placard et sortit, les jambes tremblantes. Ne sachant plus que faire, il commença à la refermer, puis choisit de la laisser entrouverte et s’enfuit dans le corridor.

Quand il fut parvenu sur le pont du Vaisseau, il resta un long moment à respirer l’air nocturne, attendant que Jarellène apparaisse en hurlant, que le roi arrive à son tour, une épée dénudée à la main, à moins que ce ne soit une paire d’anneaux nuptiaux… Rien ne se passa. Quand il se sentit capable de dissimuler son bouleversement, il revint à l’Octogone et au conseil de guerre. Gérard le Molosse lui adressa un reniflement inquisiteur, mais Adelrune ne fournit aucune explication pour sa longue absence.

*

Bientôt, le Vaisseau de Yeldred mit cap droit vers l’est ; deux heures plus tard, il avait atteint la position prévue. Les vingt navires d’escorte furent déployés. Chacun des six chevaliers de Yeldred fut assigné à l’une des corvettes. Le roi Joyell, Gérard le Molosse et Adelrune se trouvaient à bord de la Foudre, le fleuron de la petite flotte. Possuyl commandait la Nuée Grise, sur leur gauche.

La côte d’Ossué et l’embouchure de la rivière Lianne n’étaient pas loin. Kwayne était située à quelques milles à l’intérieur des terres, sur les rives de la Lianne. Il était absolument inconcevable que le Vaisseau remonte une rivière ; mais les corvettes étaient suffisamment petites et manœuvrables. Le plan était donc de filer droit sur la capitale et d’attaquer avant l’aube. Kwayne n’ayant pas de fortifications dignes de ce nom, il ne se présenterait pas d’obstacles significatifs à l’assaut.

Il demeurait encore un cerne rose à l’horizon occidental, mais le reste du ciel était sombre. Les corvettes filaient vers le rivage.

Adelrune se tenait auprès du roi à la proue de la Foudre. Soudain, des voix s’élevèrent derrière eux ; un instant plus tard, la princesse Jarellène courut jusqu’à la proue, suivie par un Gérard furieux.

— Votre Majesté ! Son Altesse n’a pas sa place ici !

Joyell fronça les sourcils en direction de sa fille.

— Je croyais que tu devais rester à bord du Vaisseau.

Jarellène lui adressa un regard plein de défi – mais ce n’était guère plus qu’un rapide coup d’œil ; c’était surtout sur Adelrune que se portait son regard, où brillait de nouveau une lueur de démence.

— Je n’ai jamais rien promis de tel, Père, dit-elle en fixant toujours Adelrune, lequel avait la mort dans l’âme. Vous avez supposé que j’avais acquiescé à vos désirs. Mais de quel droit me priveriez-vous d’assister à notre triomphe sur Ossué ? Mon plus cher désir est de me trouver à vos côtés en ce moment.