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Le Livre des Chevaliers raconta ses histoires à Adelrune, une par une. Comme le promettait la couverture, c’était un recueil d’actions d’éclat, de biographies. Il y avait de la joie dans ces histoires, mais aussi beaucoup de tristesse, car souvent les chevaliers mouraient dans leurs quêtes. Sire Athèbre, qui s’était battu contre un des descendants du serpent qui enserre le monde, sur une île enneigée, protégé par une sur-armure qu’il avait fabriquée de peine et de misère à partir des débris de son naufrage, n’avait pas survécu à ce combat. Des années après sa défaite, son sort avait été révélé quand la mer avait rejeté sur la côte les os mutilés de sa main, soudés ensemble par la pression des mâchoires du ver, la bague de sa famille encore à un doigt squelettique.

Il n’y avait pas que des histoires dans le Livre des Chevaliers. Il s’y trouvait des réflexions sur les aventures, parfois même des bribes de dialogue entre deux personnages anonymes, discutant des mérites de tel ou tel chevalier, se demandant si Sire Ancelin avait vraiment bien fait en refusant de libérer l’Ombre de Gedrue quand il en avait eu la chance… Adelrune, habitué aux Commentaires sur la Règle, trouvait ces interjections normales et les lisait avec autant d’intérêt que le reste.

L’une en particulier en vint à avoir de plus en plus d’importance à ses yeux. Elle amorçait le troisième chapitre du livre ainsi :

Pour devenir chevalier, il est nécessaire d’être formé à cet effet. Un aspirant chevalier doit trouver un tuteur, qui le guidera le long du chemin qui mène au statut de chevalier. De tels hommes ne sont pas faciles à trouver. L’un dont le nom est encore connu est Riander, qui vit au-delà de la forêt, dans une vallée abritée parmi les collines, à trois jours de marche de la ville. Ceux qui viennent à lui doivent lui présenter un compte-rendu de leurs actes, afin de montrer qu’ils possèdent le germe de la fougue chevaleresque. Nombreux sont ceux qu’il refuse, rares ceux qu’il accepte. Mais ces derniers sont unanimes à reconnaître que de tous les précepteurs, il est le meilleur qu’un chevalier puisse désirer…

Le jour de ses dix ans – pour fêter cette occasion, on l’avait dispensé de corvées – Adelrune relut ce passage dans le Livre des Chevaliers pour la dix ou douzième fois. Et quand il eut atteint le bas de la page, il prit une résolution. Bien que la Règle interdise à un enfant de désobéir à ses parents, bien qu’elle affirme haut et clair que rien de bon ne pouvait se trouver hors des demeures des justes, Adelrune décida de quitter la maison ; d’aller retrouver Riander et de devenir, à son tour, un chevalier.

Le grenier s’emplissait d’ombre. Le garçon se rendit compte qu’il frissonnait, comme si la faible lumière qui filtrait à travers l’œil-de-bœuf avait été ce qui le gardait au chaud. « Je ne crois pas à la Règle », murmura-t-il pour lui-même, donnant voix à une chose si évidente qu’il ne l’avait encore jamais comprise.

Il descendit jusqu’à sa chambre, silencieusement, et alla se cacher sous les couvertures. Il avait l’impression que ses parents adoptifs seraient capables de flairer son apostasie, que la maison elle-même, que Père avait bâtie de ses mains, allait se mettre à grincer et gémir pour révéler son secret.

Rien ne se passa. Rien ne le trahit. À la Maison Canoniale, ses performances restèrent égales à elles-mêmes. Il mémorisait les Préceptes et les Commentaires avec diligence, se méritant les louanges de ses professeurs pour l’excellence de sa mémoire. Il comprit alors enfin ce qu’il savait depuis longtemps, mais d’une façon rudimentaire : que les Didacteurs qui l’instruisaient ne chercheraient jamais à savoir s’il possédait vraiment la foi, car ils ne s’en préoccupaient nullement : sa mémoire des textes et son respect apparent de la Règle étaient les seuls étalons par lesquels ils le jugeraient.

Ainsi en vint-il à pratiquer la malhonnêteté. Il s’enhardit à traînasser sur le chemin du retour, constata que tant que son retard était mineur, on ne le remarquait pas. Il parvint à distiller jusqu’à dix minutes de temps libre de son horaire. Pour lui, c’était une éternité.

Il commença à chercher un moyen d’employer cette nouvelle liberté à meilleur escient. La contemplation des mauvaises herbes qui se nichaient dans les interstices des pavés ou ses tentatives de convaincre les fourmis de grimper sur ses doigts perdirent bientôt de leur intérêt.

Finalement, il pensa à l’échoppe de jouets. On ne lui avait jamais offert de jouets. Quand il en ressentait le besoin, il joignait les mains pour créer d’étranges animaux aux multiples pattes, dont les yeux étaient les ongles de ses pouces ; ou il reposait tous les doigts sauf les deux majeurs sur le sol, et se fabriquait un couple de chiens aux grands cous. Malgré tout, à la longue, il s’était senti devenir jaloux – en dépit du trente-septième Précepte – des autres garçons, qui parfois apportaient à la Maison Canoniale les joujoux que leur avaient achetés leurs familles et les exhibaient lors de la récréation.

Une seule personne à Faudace était la source de tous ces objets : Keokle, le fabriquant de jouets. Les rares fois où Harkle et Eddrin emmenaient Adelrune dans une promenade dominicale, ils passaient en face de son échoppe ; le garçon avait la permission de la regarder pendant une minute ou deux, mais de l’extérieur seulement. De toute manière, peu importait l’ardeur de son désir pour l’un des objets de la boutique, il était entendu d’avance qu’on ne lui achèterait rien.

Adelrune se mit à utiliser sa liberté de fraîche date pour visiter l’échoppe, la plupart des après-midi quand il revenait de la Maison Canoniale. Le détour lui coûtait un long moment, de sorte qu’il ne disposait que de cinq minutes à peine pour prendre plaisir à l’étalage. Il n’entrait jamais : cela aurait été présomptueux. On aurait pu s’attendre à ce qu’il achète quelque chose. Même en se limitant à du lèche-vitrines, Adelrune craignait encore que Keokle le dénonce à Père. Sa tactique consistait donc à passer devant la boutique en y jetant un coup d’œil distrait, comme s’il n’était pas vraiment intéressé, puis à revenir sur ses pas, se poster à un endroit discret et regarder à la dérobée à travers les fenêtres, pour finalement s’enfuir lorsque son inquiétude devenait intolérable.

L’avant de la boutique de Keokle était plus large que profond. Contre le mur de droite se tenait un immense héron empaillé. On l’avait attifé d’une couronne et d’un pectoral de malachite ; le laiton terni de la couronne brillait faiblement. En face du héron, de l’autre côté de la boutique, il y avait une marionnette de grande taille représentant un empereur légendaire, de sinistre mémoire. Tout en noir, y compris la couronne de fer qu’il portait, l’Empereur lorgnait d’un air mauvais l’oiseau empaillé, qui refusait de lui prêter la moindre attention. Leur relation était figée à ce stade depuis qu’Adelrune les connaissait, personne ne voulant acheter l’un des membres du couple ou ne voulant payer ce que Keokle en demandait.

Plus près de la fenêtre, il y avait des râteliers supportant des marionnettes à fils ; des bateaux et des chariots de bois sculpté ; de fausses armes de balsa et de tissu ; et des costumes miniatures selon la mode des rois d’un lointain passé. Ces objets-là variaient avec les mois et les caprices de Keokle, mais en essence ne changeaient jamais vraiment. Adelrune aurait pu facilement se perdre dans la contemplation des marionnettes. Leurs visages, qu’ils fussent façonnés dans le bois ou la porcelaine, étaient frappants de vie. Leurs costumes étaient finement détaillés, leurs articulations semblaient parfaites. Les fils avaient été attachés aux barres de manière à conférer aux marionnettes des attitudes dynamiques. Un roi en robe rouge et blanche tendait la main droite dans un geste bienveillant ; une danseuse gardait les mains au-dessus de sa tête et croisait les jambes au genou et à la cheville, prête à tournoyer sur elle-même. La marionnette qu’Adelrune préférait par-dessus tout représentait un chevalier en armure, un bouclier dans une main et une épée brillante dans l’autre. Le bras qui tenait l’arme était tendu, la lame levée, comme pour parer un coup ou porter une botte irrésistible. La marionnette paraissait à Adelrune incarner l’emblème de sa destinée future.