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Gérard entreprit de protester, mais Joyell lui coupa la parole.

— Allons, Gérard ! Vous devriez être ravi que ma fille ait hérité du caractère de son père ! De toute façon, il est trop tard. Jarellène, je suis fâché, mais je te pardonne, à une condition : que tu laisses Sire Adelrune être ton protecteur durant cette aventure. D’accord ?

Jarellène sourit, inclina la tête. « Soit, mon père. » Elle s’approcha d’Adelrune jusqu’à pouvoir lui murmurer à l’oreille :

— Je t’avais dit que je t’aime ; en voici la preuve. Je n’allais pas te laisser partir sans moi ; je ne te quitterai plus désormais.

Adelrune, malgré toute la haine qu’il vouait aux corrections qu’il avait reçues sa vie durant, eut une terrible envie de la frapper. Il garda un contrôle strict sur ses émotions et répondit d’un ton égal : « Je vous protégerai de mon mieux, Altesse. »

— Trêve de bavardage, grommela Gérard. Il pourrait y avoir des postes de garde à l’embouchure de la rivière. Je vous rappelle, Majesté, l’importance d’être silencieux et discrets.

Mais du nid-de-pie de la Foudre vint un sifflement d’alarme. Gérard jura.

— L’alignement est brisé ; nous risquons une collision ! Quel est l’imbécile responsable ?

À cet instant un chœur de cris de guerre s’éleva droit devant ; une fleur jaune pâle s’épanouit sur l’eau. La lumière qu’elle jetait révéla une petite galère, qui ne dépassait pas la moitié de la taille des navires de Yeldred. La fleur fut projetée dans les airs, s’enfla tandis qu’elle fondait sur la Foudre. Des cris d’alerte se communiquèrent d’un navire à l’autre. La fleur s’écrasa dans l’eau à moins de trois verges de la coque, s’abîma dans un rejaillissement de vapeur.

« Tous à l’abri ! » hurla Gérard le Molosse. D’autres fleurs s’épanouirent : des boules de goudron enflammées, tenues par les bras de catapultes. Adelrune en compta sept. L’une après l’autre, elles furent projetées vers les forces de Yeldred. Quatre manquèrent leur cible, une porta un coup oblique à la Belle Issia, et deux s’abattirent sur le pont de la Comète et du Ceste. L’attaque était tellement imprévue que les soldats de Yeldred étaient lents à réagir ; l’ennemi en tira profit pour se rapprocher.

À bord de la Comète, le feu fut rapidement maîtrisé, mais l’autre boule de feu avait frappé le Ceste de plein fouet et s’était répandue en mille morceaux embrasés, enflammant la grand’voile et une bonne partie du pont, blessant gravement douze hommes d’équipage.

Gérard aboya des ordres ; les navires de Yeldred retrouvèrent leur cohésion, virèrent pour s’éloigner de leurs antagonistes. Ces derniers, toutefois, avaient fait force de rames tout ce temps et se trouvaient maintenant à portée d’armes légères. Des archers envoyèrent des nuées de flèches vers les navires de Yeldred.

À bord de la Foudre, le premier instant de surprise passé, Adelrune avait réagi aussi promptement qu’il en était capable. Empoignant le bras de Jarellène sans le moindre ménagement, il la traîna vers la cale, la força à descendre une échelle avec une telle poussée qu’elle faillit tomber. Jarellène protesta. « Taisez-vous ! » lui ordonna Adelrune. Il prit conscience que le roi ne les avait pas suivis. Il ne doutait pas que, dans son exaltation, Joyell serait inconscient du danger. Le devoir du jeune chevalier s’étendait à assurer sa protection autant que celle de sa fille. « Restez ici », dit-il à la princesse. « Je dois amener votre père à l’abri également. » Et il remonta l’échelle en trois bonds.

Quand il fut de nouveau sur le pont, il vit Joyell se tenant toujours à la proue, bravant ses ennemis. Une boule de goudron enflammée se fracassa contre la coque d’un navire voisin, suscitant un concert de cris de panique. Adelrune hurla au roi de se mettre à couvert, mais il ne semblait pas l’entendre. Gérard, donnant ses ordres à une allure folle, ne pouvait porter assistance à son souverain. Adelrune courut auprès de Joyell, le prit par le bras, essaya de l’emmener à l’abri. Le roi se débattit, beuglant de rage.

Adelrune entendit la voix de Jarellène derrière lui. Il se retourna, vit qu’elle l’avait suivi sur le pont. « Non ! » cria-t-il. « À couvert ! Rentrez à couvert ! » Et il se mit à entraîner le roi à la force des poignets.

Il ne saurait jamais pourquoi Jarellène se mit alors à courir vers eux. Il préférait croire qu’elle venait lui prêter main-forte, qu’elle craignait pour la sécurité de son père et voulait qu’il fût emmené à l’abri au plus tôt.

Quelle qu’en soit la raison, elle courut vers eux, droit dans la trajectoire des flèches d’Ossué. Une grêle de missiles s’abattit sur le pont ; Jarellène fut touchée et tomba.

Adelrune hurla son nom. Lâchant sa prise sur le roi, il bondit vers elle. Joyell courait derrière lui.

La princesse reposait sur le côté, entourée de traits ennemis, certains enfoncés dans les planches du pont comme d’étranges jalons. Une flèche avait traversé sa gorge de part en part. Adelrune ne vit plus aucune trace de conscience dans ses yeux écarquillés. Il toucha son épaule ; sa chair était encore tiède, mais il sut qu’elle était morte.

Adelrune prit le corps de Jarellène dans ses bras. Tandis qu’il se redressait, une autre volée de flèches frappa le vaisseau, plus près de la proue. Il se hâta de descendre dans la cale, le roi sur ses talons.

Yeldred retourna enfin l’attaque. Les archers du Vaisseau décochèrent leurs flèches, les navires prirent une position défensive. À bord du Kestrel, Sawyd vit une occasion tactique et vira en direction d’une galère ennemie. Le Kestrel éperonna la galère, brisant net toutes les rames à bâbord. La galère s’immobilisa sous le coup, et une vingtaine de soldats de Yeldred sautèrent à son bord. Une autre boule de feu s’épanouit soudain, mais le bras de la catapulte fut brisé avant que le missile ne puisse être lancé ; la boule de feu tomba sur le pont de la galère, et les flammes commencèrent à se répandre.

Le cours de la bataille changea ; menées par Gérard et Possuyl, les forces de Yeldred fondirent en bloc sur les galères ennemies. Ces dernières, privées de l’avantage de la surprise, ne purent opposer une résistance suffisante. Trois furent rapidement prises à l’abordage et leurs équipages tués. Les quatre autres tentèrent de fuir ; trois des navires de Yeldred les rattrapèrent et bientôt le capitaine de la flotte ennemie fut capturé. Trois des quatre galères se rendirent ; la quatrième tenta de prendre la fuite en longeant dangereusement la côte, espérant que les corvettes ne se risqueraient pas à la suivre. Elle tomba victime de son propre pari, déchira sa coque sur des récifs et coula.

*

Gérard le Molosse descendit sous le pont parler avec le roi. Un homme de haute taille, chargé de chaînes, le suivait. Gérard renifla, toussa. « Voici le capitaine de la flotte », dit-il à mi-voix. Le roi, jusque-là, n’avait eu d’yeux que pour le cadavre de sa fille ; son regard s’en détourna avec une infinie lenteur et vint se fixer sur Gérard et le captif.

— Qui êtes-vous ? demanda le roi d’un souffle rauque.

— Gauvain de Thiroille, répondit l’homme, secouant sa chevelure sombre dans un geste de défi. Capitaine de la flotte défensive du royaume d’Ossué.

Le visage du roi Joyell devint écarlate ; ses mains formèrent des serres à ses côtés. Adelrune était resté, silencieux, auprès de lui depuis que Jarellène avait été tuée ; les émotions du jeune chevalier étaient prises dans un tel tourbillon qu’il avait été incapable de la moindre action. Mais, alors qu’il contemplait Gauvain de Thiroille et le souverain, quelque chose éclata en lui et l’emplit d’une clarté de vision et de résolution qui lui avait manqué depuis qu’il avait mis pied à bord du Vaisseau de Yeldred.