Le roi avait commencé à lever les bras en direction de Gauvain, qui le foudroyait du regard. Adelrune éleva la voix d’un ton moqueur.
— Ne vous gênez pas, Majesté ; attaquez-le, griffez-le, que son sang coule sur les planches ! Vous avez déjà tué votre fille, ne vous reste plus qu’à tuer votre fils.
Joyell se tourna vers Adelrune, interloqué. Gérard le Molosse prit une immense inspiration, mais avant qu’il puisse protester d’un rugissement, Adelrune reprit la parole.
— Votre fils, mon roi ! Cet homme est de votre sang, du sang de Yeldred. Il est parent avec chacun sur ce navire, avec la population du Vaisseau tout entier. Comment pourrait-il en être autrement ? Le peuple d’Ossué n’a jamais compté de marins. Qui donc auraient-ils pu contraindre à servir à bord de leur flotte, sinon ceux du sang de Yeldred ? Pendant un siècle, vous avez sacrifié le fleuron de votre jeunesse pour payer la construction de votre Vaisseau. Gauvain ! Était-ce votre mère qui venait de Yeldred ? Votre père ? Votre père, donc. Pourquoi guerroyez-vous contre votre propre peuple ?
— Je suis du peuple d’Ossué, dit Gauvain froidement. Toute ma vie d’adulte, j’ai servi la défense du royaume. Nous avons gardé notre flotte en service actif, année après année, depuis le départ du Vaisseau de Yeldred, précisément afin de nous protéger contre une telle attaque. Je n’éprouve aucune loyauté envers ceux qui ont trahi mon père et l’ont vendu comme une tête de bétail.
Gérard poussa un cri de fureur. Adelrune cria plus fort.
— Il a raison, Gérard ! La jeunesse de Yeldred a été vendue comme du bétail. Voilà le péché qui pèse sur votre âme. La honte devrait vous étouffer ; mais vous préférez apporter la violence et la mort à Ossué, comme si cela devait racheter votre faute ! Les deux contrées sont complices d’un crime, ceux qui vendirent et ceux qui achetèrent. Et voilà où cette folie vous a menés ! Votre fille est morte, Joyell. Vous ne pouvez rien y changer. Et la faute vous en revient, ô mon roi. Vous qui aviez fait serment de vous venger en attaquant Ossué, quand la faute était vôtre depuis le début ! C’est vous qui l’avez tuée, Majesté, son sang est sur vos mains ! Regardez-vous ! Voyez cette démence que vous avez causée !
Le regard de Joyell revint au frêle et pitoyable cadavre de sa fille, étendue sur les planches tachées de sel, son visage tordu par la douleur, le sang caillé sur le pourtour de la déchirure à son cou. Adelrune vit trembloter la lueur de rage dans les yeux du roi et conclut son argumentation.
— Combien faudra-t-il encore de morts pour vous satisfaire, Majesté ? N’y a-t-il pas eu assez de meurtres, de douleur et de larmes ? Au nom de votre défunte fille, qui ne put jamais vivre sa vie comme elle le souhaitait, je vous conjure de mettre fin à cette folie. Elle ne sert à rien ; elle n’a pas le moindre sens. Tout cela est complètement futile.
Sa voix avait faibli graduellement ; il chuchota les dernières paroles, prit une inspiration, mais ne put continuer ; son esprit était vidé de ses mots. Le roi baissa la tête, s’agenouilla auprès de sa fille et se mit à pleurer en silence. Il n’y avait plus besoin d’autres mots. Adelrune avait réussi à le replonger dans le désespoir. Marchant péniblement, il sortit sur le pont et s’appuya contre un des mâts, respirant avidement l’air frais.
Gérard le Molosse l’avait suivi. Dans la lumière qui filtrait de sous le pont, Adelrune croisa son regard.
— Je me souviens de votre avertissement, Molosse. Allez-vous me tuer maintenant ?
Mais Gérard le Molosse baissa les yeux et secoua la tête, comme pour en déloger une idée absurde. Il se détourna, donna des ordres. La flotte vira de cap et rejoignit le Vaisseau de Yeldred.
Avec l’aube, le Vaisseau mit cap au nord-ouest, vers les marches de l’océan sans limites qui bordait le monde.
Toute la nuit qui suivit la bataille, Adelrune arpenta le pont principal du Vaisseau. Le soleil se leva enfin ; Adelrune errait toujours sur l’immense Vaisseau. La forêt s’élevait à sa gauche ; il se tenait loin de ses arbres. Par pur hasard, il rencontra Sawyd, laquelle lui demanda :
— Sais-tu ce qui se passe ? Nous avons reçu l’ordre de retraiter ; j’ai essayé de trouver le Molosse pour lui demander des explications, mais personne ne sait où il est. Crois-tu que nous attaquerons demain soir ?
— J’en doute fort, dit Adelrune. Je crois bien avoir mis fin à cette guerre.
Ce disant, il sentit sa gorge se serrer presque à l’étouffer. Sawyd lui prit le bras, inquiète.
— As-tu été blessé ? Tu devrais t’asseoir. Tu m’as l’air d’avoir subi une commotion ; c’est fréquent au combat. Viens, assieds-toi.
Avec hébétude, Adelrune plia son corps à la taille et s’assit sur une caisse de bois. Sawyd délia son armure, tâta adroitement son corps à la recherche d’une blessure.
« Je n’ai pas la moindre égratignure », déclara Adelrune, puis il ajouta : « Jarellène est morte. » Les mots étaient sortis de sa bouche beaucoup plus facilement qu’il ne l’avait craint.
— Elle a été frappée d’une flèche. Je n’arrive toujours pas à croire à quel point le corps d’un homme est chose fragile. Riander a essayé de me l’apprendre, mais on ne peut pas vraiment comprendre avant d’avoir vu quelqu’un mourir.
— La princesse Jarellène morte ? (Sawyd était atterrée.) Mais pourquoi était-elle à bord de la flotte ? N’était-elle pas censée demeurer à bord du Vaisseau ?
— Elle l’était, répondit Adelrune d’une voix tendue. Mais elle s’est glissée à bord de la Foudre. Elle voulait prouver… Elle avait quelque chose à prouver, a-t-elle dit. Quand nous sommes tombés dans l’embuscade, je l’ai emmenée dans la cale… Je lui avais dit de rester là, mais elle m’a suivi quand je suis remonté sur le pont… J’ai lutté avec le roi, pour le forcer à se mettre à l’abri ; Jarellène est venue me prêter main-forte… Et une flèche l’a transpercée.
Il s’agrippait au bras de Sawyd en racontant son histoire, tant il se sentait étourdi. Après avoir pris une longue inspiration, il continua.
— Je me suis servi de sa mort. Le roi était prêt à noyer Ossué dans le sang pour la venger. Mais je suis intervenu : je l’ai accusé, devant tout le monde, d’être responsable de sa mort. Je l’ai poussé au désespoir. Voilà pourquoi nous avons retraité : parce que je l’ai convaincu que tout cela était futile.
Adelrune se tut. La clarté qui l’avait empli alors qu’il prononçait son discours à bord de la Foudre s’était depuis longtemps dissipée. Maintenant, il ne savait plus quel était le chemin à suivre, si tant était qu’il y en eût encore un.
— Penses-tu pouvoir marcher un peu ? demanda doucement Sawyd. Tu devrais être au lit. Je peux t’emmener à mes appartements, j’ai une chambre d’amis qui te plairait.
Adelrune hocha la tête distraitement, se remit sur pieds. Tandis qu’il marchait appuyé au bras de Sawyd, il lui dit :
— Une chose me terrifie : alors que je parlais au roi, je me suis rendu compte que certains de mes mots sortaient tout droit de la Règle. À un moment, j’ai cité un discours du Didacteur Mornude mot pour mot, en imitant jusqu’au ton de sa voix. Comme s’il parlait à travers moi. J’ai abjuré la Règle et ses insanités alors que j’étais encore enfant. Je me suis libéré de son influence lorsque j’ai quitté la maison de mes parents adoptifs pour devenir le pupille de Riander. Et maintenant, après toutes ces années, je me surprends à l’entonner comme un hymne. Que suis-je donc, Sawyd ? J’ai trahi le roi ; je n’ai pas pu empêcher la mort de Jarellène. Riander ne m’avait pas prévenu que c’était cela, être chevalier. J’ai dû échouer quelque part, mais où ?