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Sawyd ne répondit pas ; elle l’emmena à sa chambre d’amis et lui administra une potion somnifère. Bientôt il sombra dans une torpeur agitée, emplie de cauchemars incohérents.

*

Il se réveilla tard dans la soirée. Sawyd, assise dans le salon, se leva quand il fit son entrée.

— Tu te sens mieux ?

— Un peu, oui. Que s’est-il passé pendant que je dormais ?

— Le Vaisseau a mis le cap au large, mais personne n’a expliqué pourquoi. Il paraît que Possuyl est dans une colère noire et qu’il s’est rendu au Palais ce matin pour exiger que nous retournions à l’attaque. On ne l’a pas revu depuis.

— Combien de pertes avons-nous essuyées ?

— Au total, moins d’une centaine, dont seulement neuf morts. Le Ceste a été lourdement endommagé, mais il a pu revenir jusqu’au Vaisseau ; nous pourrons le réparer. Il n’y a eu… aucune nouvelle à propos de la princesse Jarellène. Ceux qui ont assisté à sa mort n’ont pas ouvert la bouche.

— Je devrais sans doute te quitter maintenant. Je crains fort que Gérard le Molosse ne m’accuse de trahison ; je ne voudrais pas te voir impliquée en guise de remerciements pour ta bonté.

— Reste ici, dit Sawyd. Tu es mon ami ; je ne t’abandonnerai pas. Oublies-tu combien de personnes te doivent la vie ?

— Je t’en prie, ne dis pas cela !

— C’est la pure vérité. Te souviens-tu quand je t’ai dit à quel point je craignais les conséquences de l’exaltation guerrière de Joyell ? Adelrune, que ça te plaise ou non, tu as sauvé des centaines de vies.

— Pas celle de Jarellène.

— Non ; pas celle-là. Je pleure Jarellène, mais j’ai déjà vu la mort ; je peux quand même me réjouir que tant d’entre nous survivent, alors que nous aurions pu mourir. Je comprends que m’entendre dire cela te met en colère.

— Je ne suis pas fâché, Sawyd. Je suis seulement si… fatigué. Je me sens vieux. N’est-ce pas extraordinaire ? Dans la maison de Riander, j’ai vieilli de plusieurs années en l’espace d’une nuit, mais j’ai l’impression d’avoir pris bien plus d’âge depuis que je suis parti.

— Je me sentais comme toi, la première fois que j’ai vu la mort de près. Cela te passera.

Sawyd serra la main du jeune homme dans la sienne, essayant de le réconforter un peu. Mais Adelrune secoua la tête, comme un vieillard frêle et tremblant.

*

Plus tard dans la journée, la nouvelle de la mort de la princesse Jarellène fut rendue publique. La population entière du Vaisseau fut frappée de consternation. Les circonstances exactes du décès n’étaient pas mentionnées, à part pour indiquer qu’elle avait choisi d’accompagner son père à bord de la Foudre et n’avait pas survécu à la bataille. Dans les heures qui suivirent, Sawyd surprit une demi-douzaine de rumeurs spéculant sur la façon dont Jarellène était morte, la plus outrancière voulant que la princesse se soit suicidée pour protester contre l’attaque d’Ossué. Si ces histoires circulaient partout à bord, même ceux qui se montraient les plus ardents à les propager ne semblaient guère y croire ; ce n’était peut-être qu’un moyen de se distraire de leur choc et de leur tristesse.

Deux jours plus tard, au coucher du soleil, le corps de la princesse Jarellène fut rendu à l’océan. Elle n’était pas vêtue de ses habits royaux, mais de la simple tunique et de la jupe qu’elle affectionnait. La minuscule horloge sur son ruban de soie était attachée à son poignet gauche. Une fenêtre de cristal avait été pratiquée dans le couvercle du cercueil, afin que la lumière des profondeurs ne soit pas soustraite à son visage. Le cercueil fut mis à la mer à partir du château arrière. Il chut sur une vaste distance avant de crever la surface et de s’enfoncer dans un rejaillissement d’écume.

Le roi Joyell était présent à la cérémonie, mais son regard était morne et atone. Quand tout fut terminé, il quitta la scène en jetant des coups d’œil interloqués de-ci de-là comme s’il se demandait ce qu’il était venu faire ici.

Adelrune se tenait à l’écart, en compagnie de Sawyd. Il n’était pas retourné à ses appartements au palais royal ; à l’insistance de Sawyd, il avait continué à loger chez elle. Elle l’avait aidé à se dépouiller d’une partie de sa mélancolie, et même s’il pleurait toujours la perte de Jarellène, il ne se sentait plus coupable d’être resté en vie.

Officiellement, le Vaisseau n’était plus en guerre ; le roi étant trop éperdu pour donner des ordres et Gérard aussi muet que son souverain, Possuyl en avait revendiqué le commandement, mais sans succès. Suivant les liens du sang, le commandement se trouvait échoir maintenant au cousin du roi, Lord Melborne, un homme tranquille d’âge moyen dont le caractère était tout sauf décidé. Pendant une semaine, le Vaisseau garda le même cap, jusqu’à ce que les navigateurs conseillent de virer au sud plutôt que de continuer vers des régions pour lesquelles ils ne disposaient que de cartes rudimentaires.

Le Vaisseau de Yeldred mit donc cap au sud et le maintint jusqu’à revenir en vue de la terre. Plus par réflexe que par intention consciente, Lord Melborne ordonna que le Vaisseau suive la côte de loin. Le roi Joyell était resté tout ce temps profondément abattu et cloîtré dans ses appartements. Une fois, on réussit à le persuader de sortir sur le pont ; Adelrune, qui l’observait de loin, fut horrifié de son délabrement : on aurait dit un vieillard centenaire.

Les circonstances exactes du décès de Jarellène étaient maintenant connues de tous. Des témoins de sa mort avaient enfin parlé, et bien qu’aucune reconnaissance officielle n’eût émané du Palais, il était sous-entendu que les témoignages étaient acceptés comme exacts. Certains des soldats qui étaient présents lorsque Adelrune avait semoncé le roi avaient également révélé ce qu’ils savaient. Ceci suscita le bouleversement parmi le peuple de Yeldred : même si nombreux étaient ceux qui se félicitaient que les yeux du roi aient été dessillés, maints autres voyaient l’intervention du jeune chevalier comme une marque de déloyauté, sinon carrément de trahison.

Les choses en arrivèrent à un point critique un matin. Adelrune fut accosté par Sire Childerne, qui lui agrippa rudement le bras et l’apostropha d’un ton venimeux.

— Sire Adelrune ! La rumeur est parvenue à mes oreilles que vous avez délibérément versé du poison dans l’âme de notre roi ; que vous êtes responsable de l’avortement de notre attaque contre Ossué ; que vous vous réjouissez ouvertement de ces malfaisances. J’exige de vous entendre vous-même confirmer ou démentir ces paroles !

— Je ne me suis jamais vanté de mes actes. Contrairement à vous, je me trouvais avec Sa Majesté Joyell quand sa fille fut tuée. J’ai révélé au roi que le chef de la flotte de défense d’Ossué était un descendant du peuple de Yeldred. J’ai convaincu le roi d’abandonner son attaque, car elle aurait causé des centaines, voire des milliers de morts. Je ne sais si j’ai agi sagement ou pas, mais j’ai suivi la voix de ma conscience.

— On ne m’avait pas menti : vous vous vantez bel et bien de votre trahison ! C’est de l’infamie ! Je vous défie, Sire Adelrune, quand bien même vous êtes indigne d’un titre que Sa Majesté vous a conféré dans un moment d’égarement. En garde, chien !

— Je refuse, répondit Adelrune, pâle et tremblant. Vous n’avez pas l’autorité de provoquer un duel entre nous ; seul le roi le pourrait. En tant que compagnons chevaliers liés au même souverain, nous ne pouvons pas nous battre.