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Sire Childerne, enragé, se mit à le frapper à mains nues. Adelrune tenta de s’éloigner, tandis que les coups pleuvaient sur son visage. L’une des bagues que portait Sire Childerne lui ouvrit la joue ; le sang coula. Alors, Adelrune empoigna le bras de l’autre à deux mains.

— Assez ! J’ai refusé votre défi, Sire Childerne ! Vous vous abaissez en insistant.

— Vous n’avez pas de leçons de maintien à me donner, jeune imbécile. Je vous accuse formellement de trahison envers le roi et le Vaisseau, envers la nation de Yeldred tout entière !

Une foule s’était rassemblée autour des deux chevaliers. Lorsque retentit l’accusation de Sire Childerne, des cris de protestation s’élevèrent. De nombreuses personnes vinrent se porter à la défense d’Adelrune – à sa grande surprise, plusieurs d’entre eux étaient des soldats qui s’étaient trouvés à bord de la Foudre. Mais d’autres encore reprirent l’accusation de Childerne : « Traître ! Traître ! » criaient-ils. Des coups furent échangés ; en un instant, une mêlée hurlante se forma. Adelrune, consterné, essaya de séparer les combattants, mais ils étaient trop nombreux. Des gardiens de la paix accoururent et finirent par réprimer l’émeute.

*

Tous les participants, y compris Adelrune et Sire Childerne, furent incarcérés jusqu’à nouvel ordre. Le soir venu, Adelrune fut relâché et emmené aux appartements de Lord Melborne.

Le commandant de facto du Vaisseau paraissait mal à l’aise. Il était assis sur une chaise à très haut dossier, en plein milieu de la pièce. Dans un coin se tenait Sire Childerne, une expression de hargne peinte sur son visage ; dans l’autre, Sawyd et Sire Heeth.

— Sire Adelrune, dit Lord Melborne, j’ai pris connaissance des accusations que porte Sire Childerne à votre égard. Possuyl le chef de guerre est venu ici plus tôt et sa déclaration les aggrave. On a exigé de moi que j’inflige une punition exemplaire. Toutefois, la Commandante Sawyd et Sire Heeth ont présenté en votre faveur des appels extraordinaires que je ne pouvais ignorer.

« Je me trouve plongé en pleine ambivalence. Êtes-vous un traître envers le roi, comme Sire Childerne l’affirme ? Êtes-vous au contraire, comme le prétend la Commandante Sawyd, un courageux chevalier tellement dévoué envers son souverain qu’il fut contraint par son honneur de lui rappeler les horreurs de la guerre ? Qu’avez-vous à dire pour votre défense, jeune homme ? »

Adelrune avait eu tout le temps nécessaire pour réfléchir à cette question. Il déclara :

— Monseigneur Melborne, je me dois de dire la vérité : et je ne puis alors que vous avouer que je ne sais pas moi-même interpréter précisément ce qui s’est passé. Je crois avoir agi selon ma conscience ; mais peut-être ai-je tort de le croire. J’étais à ce moment bouleversé par la mort de la princesse Jarellène ; peut-être était-ce ma colère qui parlait, et non ma loyauté. J’ai longuement réfléchi à l’accusation de Sire Childerne – et en fin de compte, je la rejette : je ne mérite pas d’être qualifié de traître, de cela je suis sûr.

« Néanmoins, j’en suis venu à comprendre que je ne puis rester à bord de ce Vaisseau plus longtemps. Héros ou traître, ma place n’est plus ici. Je suggère, Messire, que vous m’exiliez. Ainsi, Sire Childerne et ceux qui se rangent de son côté n’auront plus à souffrir de ma présence à bord, et la discorde cessera sur le Vaisseau.

Lord Melborne eut un sourire soulagé, puis se reprit et tenta de se donner l’air sévère.

— Qu’il en soit ainsi. Sire Adelrune, vous êtes désormais banni du Vaisseau de Yeldred. Vous serez conduit à terre demain matin. En attendant…

Sawyd fit un geste discret.

— Vous êtes placé en détention préventive, sous l’autorité de la Commandante Sawyd.

Sawyd emmena Adelrune à ses appartements. Une fois arrivée, elle laissa libre cours à ses larmes de colère. Adelrune tenta de la consoler.

— Sawyd, je t’en prie. J’ai moi-même choisi mon châtiment. Il est temps que je parte. Aurais-tu préféré me voir traduit en justice, trouvé coupable et condamné à mort ?

— Bien sûr que non. Mais tu n’aurais jamais perdu le procès. Nous aurions été trop nombreux à nous porter à ta défense.

— Et le Vaisseau aurait été encore davantage divisé. Sawyd, j’ai amené trop de mal parmi vous. Il vaut mieux, pour tout le monde, que je m’en aille. Demain matin, je prendrai un vieux doris et je ramerai jusqu’à la côte. Ou quelqu’un peut venir avec moi et revenir au Vaisseau pour ne pas gaspiller l’embarcation.

— Pas question. Tu partiras si tu le dois. Mais je t’emmènerai à terre moi-même, et ce sera à bord du Kestrel.

*

Le matin venu, le Kestrel quitta le Vaisseau de Yeldred et vogua vers la côte. Il jeta l’ancre dans une anse sablonneuse. Adelrune mit pied à terre ; Sawyd le suivit.

— J’aurais voulu que tu puisses rester.

— Moi aussi. Il y a bien des choses que j’aurais souhaitées autres ; beaucoup trop. Je dois m’en aller et cesser de me tourmenter avec ce qui aurait pu être.

— Alors au revoir, mon ami. (Sawyd le prit par les épaules et l’embrassa affectueusement.) J’ai été très heureuse de te connaître. Je penserai souvent à toi ; tu me manqueras.

— Tu me manqueras aussi, dit Adelrune, la gorge serrée par l’émotion. Je te remercie pour tout ce que tu as fait pour moi.

— Puisses-tu revenir chez toi sans encombre.

Tous deux observèrent un silence gêné pendant un moment, puis Sawyd remonta la passerelle ; le Kestrel leva l’ancre et retourna vers le Vaisseau de Yeldred.

Adelrune agita la main en signe d’adieu, puis regarda le Kestrel rapetisser lentement, en route vers ce qui lui apparaissait une nouvelle fois comme une île flottante, couronnée d’arbres, sous une compagnie de nuages blancs.

11. Un rêve à Harkovar

Durant les derniers jours qu’il avait passés à bord du Vaisseau de Yeldred, la tristesse d’Adelrune avait commencé à se dissiper. Il pleurait toujours Jarellène, mais la flamme de sa jeunesse brûlait fortement, et avec chaque souffle qu’il exhalait, une infime fraction de sa douleur le quittait. Certains jours, en s’éveillant, il lui était arrivé de se sentir comme s’il avait abrité cette douleur depuis sa naissance, sans savoir qui il pleurait. Maintenant qu’il savait enfin quelle mort l’avait affecté si longtemps, la peine était plus facile à supporter.

Et il allait enfin, après tout ce temps, se mettre en route pour chez lui ; la perspective lui accordait un peu, sinon de joie, du moins certainement de plaisir, qui se mêlait parfois étrangement au reflux de sa douleur.

Sawyd avait rempli ses bagages de provisions et y avait ajouté divers objets utiles, dont le plus important était une carte des contrées avoisinantes. Une bourse à sa ceinture contenait quelques pièces de monnaie, et plusieurs autres étaient dissimulées dans ses vêtements, par mesure de précaution contre le vol. Il portait l’armure que lui avait remise l’Owla, le bouclier dont Sawyd lui avait fait cadeau, et s’appuyait sur la lance qui avait appartenu à Kadul. Il examina son reflet dans un petit étang alimenté par la marée et dut reconnaître qu’il ne faisait pas mauvaise figure.

Il sortit la carte de ses bagages et l’étudia. Sawyd lui avait indiqué leur position avant qu’ils n’atteignent la côte. Le Kestrel avait accosté aux marges d’un pays nommé Aurann, lequel n’abritait qu’une population clairsemée. Il était ponctué de maints petits villages ; les seules villes dignes de ce nom étaient loin à l’est. Faudace se trouvait au sud-ouest : selon la carte, la côte obliquait davantage vers l’ouest que vers le sud sur une longue distance. Adelrune n’éprouvait aucun désir de visiter une cité et de fait aurait préféré éviter toute habitation humaine : il ressentait un besoin de solitude. Mais l’idée de revenir à Faudace à pied était dépourvue d’attraits ; Adelrune avait résolu d’acquérir une monture s’il en trouvait une. L’argent que Sawyd l’avait pressé d’accepter y suffirait amplement.