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— Bien le bonjour, dit-il d’un ton courtois. Je suis Adelrune de Faudace, un voyageur.

Griffin, qui avait relevé la tête lorsque les trois hommes étaient apparus, fit quelques pas vers Adelrune, s’ébrouant nerveusement.

— Oui-da, la bête est vraie, murmura l’un des hommes.

— Ça prouve rien. Il n’a point de fer sur lui, répondit un autre.

— Et l’armure ? Elle est pleine de fer, nenni ? demanda le troisième.

Adelrune ne saisissait pas la teneur de la discussion. Il décida d’ignorer leurs paroles et reprit :

— Je me dirige au sud-ouest ; pourriez-vous me dire ce qu’il y a dans cette direction ?

Le troisième homme qui avait parlé cracha sur le sol.

— Tu sais fortement bien ce qu’il y a par là. Tu es pris de ce côté, et maintenant tu veux t’en retourner. Je te le dis qu’on ne te le permettra point.

— Je suis désolé ; je ne comprends rien à ce dont vous parlez.

— Eh bien, si tu veux comprendre, traverse l’eau et viens toucher ma lame. Alors je te le dirai.

Le troisième homme tenait sa hallebarde la lame à l’horizontale, dans un geste mi-moqueur, mi-menaçant.

Adelrune hésita, puis traversa le ruisseau en deux enjambées et empoigna la lame de la hallebarde. Les trois hommes poussèrent des exclamations de surprise et celui qui avait parlé le premier déclara :

— Je vous l’avais bien dit que c’était point un cacolycte !

Adelrune leva un sourcil.

— Eh bien, messire ? J’attends votre explication.

— Ah… Bien, je vous demande pardon, d’abord. On pensait que vous étiez une ombre, voyez-vous. Surtout avec votre lance, qui n’est point de métal. Et puis vous n’avez point de pare-sorts sur la tête.

— Je n’ai rien d’un fantôme, dit Adelrune, lâchant la hallebarde.

Les trois hommes paraissaient détendus et tenaient leurs armes d’une manière qui n’était plus hostile. Craignant toujours quelque ruse, Adelrune gardait une ferme prise sur la sienne.

— Oui, on le voit maintenant que vous avez traversé l’eau et touché le fer. Comme ça, vous êtes vraiment un voyageur ? C’est qu’on n’en voit point par ici, la plupart des années.

— Je suis un voyageur, oui. Je me rends à la ville de Faudace, loin au sud-ouest. Vous semblez dire que le chemin est dangereux.

— Pour ça oui, messire, mais ça porte malchance d’en parler à l’extérieur, où on peut être entendu. Laissez-nous vous emmener à Harkovar, on vous parlera là-bas.

Adelrune aurait préféré poursuivre son voyage sur l’heure, mais la prudence lui conseillait d’accompagner les trois hommes ; quoi qui se trouvât au sud-ouest, cela semblait une source d’influences néfastes. Il alla prendre la bride de Griffin et suivit les hommes pendant quelques milles, jusqu’à un petit village blotti à l’intérieur d’un lourd mur de pierre.

Il y avait un portail dans le mur, fait de troncs d’arbres liés entre eux par de minces lanières de métal formant un dessin géométrique complexe. Des gardes avaient été postés devant le portail et au sommet du mur ; on n’ouvrit que quand les trois hommes se furent portés garants d’Adelrune.

Une fois à l’intérieur, les hommes abandonnèrent leurs hallebardes et les remirent à une vieille femme qui surveillait un petit arsenal. Ils enlevèrent aussi leurs chapeaux pour essuyer leurs fronts en sueur. Débarrassés des chapeaux qui les avaient dissimulés, leurs visages devinrent soudainement très typés. Ils avaient été trois étrangers virtuellement identiques ; c’étaient maintenant un jeune homme blond à peine adulte ; un homme laid, d’âge moyen, qui devait être son père ; et un grand gaillard aux cheveux foncés, dans la force de l’âge, dont le nez cassé gâchait un visage autrement sans défaut.

L’homme aux cheveux foncés, celui qui avait parlé le dernier des trois, déclara :

— Je suis Thran. Voilà Lovell et son paternel, Preiton.

— Je suis Adelrune, se présenta une deuxième fois le jeune chevalier.

— Viendrez-vous prendre un coup avec nous, Adelrune ? Maintenant qu’on est en dedans, on peut parler sans trop de soucis.

— Fort bien.

Les maisons du village étaient elles aussi bâties en pierre. Leurs fenêtres étroites étaient garnies de lourds volets, mais à l’intérieur des murs plutôt qu’à l’extérieur. Les portes étaient tout aussi étroites et paraissaient massives. Les villageois, dont un sur cinq portait un de ces étranges chapeaux coniques, regardaient Adelrune les yeux écarquillés. Une femme chapeautée, croisant son chemin, fit un geste rituel et s’en fut en toute hâte.

— Puis-je vous demander pourquoi certaines personnes portent leurs chapeaux, mais pas vous ?

Lovell, le jeune homme blond, expliqua :

— C’est les plus prudents, ceux qui craignent la Reine même à l’intérieur de l’enceinte et en plein jour.

— Les chapeaux vous protègent donc contre l’adversité ?

— Pour sûr ! Vous devez venir de vraiment loin si vous ne savez point ça. On ne porte point de pare-sorts dans votre pays ?

— Non.

— Voyez-vous ça !

— Dites-moi, demanda Adelrune, qui guide votre conduite ici, en général ? Avez-vous un conseil d’anciens, des prêtres, des prophètes ou des didacteurs ? Une Règle ?

— Rien de tout ça, répondit Preiton. Avant, on avait l’envoyé du Duc qui vivait dans le château, là, et qui nous disait quoi faire (il pointait le doigt vers une maison un peu plus grande que ses voisines, et qui ne paraissait pas mériter autrement son titre grandiose), mais il est reparti à la capitale il y a belle et on est laissés à nous-mêmes, maintenant. Les vieux savent comment vivre et ils apprennent aux moutards. Comment ça se fait-il chez vous ?

Adelrune se rendit compte que Preiton était agacé par ce qui devait lui avoir semblé de la condescendance de sa part. Il essaya de réparer les dégâts.

— Dans la ville d’où je viens, il y a des gens qui enseignent la Règle aux enfants. Il y a des Didacteurs, des églises et des presbytères, mais ce n’est guère différent d’ici.

Preiton hocha la tête, quelque peu radouci.

Ils arrivèrent à un grand bâtiment – plus grand en fait que le fameux « château » – dont la porte était grande ouverte. Des marches descendaient à une pièce d’où émanait la musique immémoriale de gens occupés à boire. Adelrune attacha la bride de Griffin à un pilier de pierre.

— Y aura-t-il des problèmes si je laisse ma monture ici ?

— Point aucun. Il n’y a point de voleurs à Harkovar, dit Thran, embarrassant Adelrune en répondant à la question qu’il n’avait pas osé poser.

Tous quatre descendirent l’escalier et débouchèrent dans une grande salle commune mal éclairée ; on leur indiqua une table du coin. Tout en sirotant des chopes de bière à peine alcoolisée, Thran, Lovell et Preiton fournirent des explications.

— On est beaucoup loin de la capitale, ici, et beaucoup près de la Forêt, moins qu’une journée de marche. Le Duc ne vient jamais ici sauf qu’il y a la guerre ou quand c’est un nouveau Duc qui vient de s’asseoir sur le trône, vous voyez ? Alors on nous laisse tout seuls pendant des années. Il faut qu’on se défende par nous-mêmes, alors c’est pour ça qu’on a le mur et les patrouilles pour dénicher les ombres errantes.

— Mais contre quoi vous défendez-vous au juste ?

— La Forêt, pardi ! s’exclama Lovell.

— Il veut dire qu’est-ce qui est dans la Forêt, gamin, le reprit Preiton. Elle est très vieille, cette forêt, voyez-vous. Autrefois, elle s’étendait partout, jusqu’à la mer au loin, mais maintenant elle est beaucoup plus petite, et toute brisée en petits morceaux. La Forêt d’ici est le plus grand morceau qui en reste, mais il paraît que tous les morceaux, même s’ils sont séparés, ils se touchent quand même. Personne ne sait comment, mais c’est ce qu’Ulrick a dit quand il est venu avec le jeune Duc, il y a cinq ans de ça.