— Ulrick, c’est le magicien du Duc, intervint Lovell.
— C’est ça. Alors la vieille Forêt, elle est pleine de choses étranges et mauvaises. De temps en temps, il y a un crétin qui décide d’aller se promener à l’orée durant le jour, histoire de prouver qu’il est point un couard. Ceux qui reviennent, ils sont toujours blancs comme des linges ; des fois il y en a qui reviennent point, comme le fils de Thracia, qui est point revenu. Ils disent qu’ils ont entendu des voix qui parlent dans des langues que personne comprend. Un gars a raconté qu’il a regardé entre les arbres et qu’il a vu un ours avec la face d’un homme qui poussait sur son épaule. La face de l’homme, ses yeux étaient fermés mais sa bouche s’agitait, comme quelqu’un qui essaie de se réveiller d’un cauchemar…
Thran parla à son tour.
— Et puis la Forêt envoie des ombres, Ulrick appelait ça des cacolyctes. Elles se promènent surtout au crépuscule ou dans la nuit, mais les plus solides peuvent endurer la lumière du soleil. On peut les reconnaître parce qu’elles peuvent point toucher de fer, et elles brûlent quand elles essaient de traverser l’eau courante. Si vous les laissez vous toucher, elles vous estropient, et si on les regarde dans les yeux, on devient aveugle. Ou parfois elles touchent quelqu’un, elles le regardent, et rien ne se passe, et il attend des jours et des jours de mourir, et à la fin il en devient fou.
— Et vous pensiez que j’étais une telle créature.
— Moi, je savais que vous étiez vrai à cause du cheval, à cause que les ombres n’ont point de chevaux, dit Lovell, ce qui fit hausser les épaules à Preiton.
— Et pouvez-vous me dire qui est cette Reine que les gens craignent tellement ?
Preiton eut un geste pour conjurer le mauvais sort et Thran répondit à voix basse.
— La Reine règne sur la Forêt. C’est elle qui envoie son mal dehors. C’est une grande sorcière ; elle peut faire tout ce qu’elle veut avec ses sortilèges. Depuis des années, la Forêt était plus tranquille qu’avant. Il y en avait qui disaient que la Reine était partie au loin, ou bien qu’elle était morte. Mais il y a deux ans, les choses se sont gâtées, c’est comme ça qu’on a su qu’elle était revenue. Un jour, au matin, tout le monde a trouvé un portrait de la Reine sur le seuil de sa porte. Elle avait envoyé sa magie à travers le mur, pour mettre toutes ces images aux portes. J’en ai encore un frisson dans le dos quand j’y pense.
Il y eut un long silence. Adelrune se demandait ce qu’il allait faire. Rappelant à sa mémoire la carte de Sawyd, il jugea qu’il lui faudrait probablement se diriger droit vers l’ouest jusqu’à la côte, puis la suivre en direction du sud pendant de nombreuses lieues.
Il avala une gorgée de bière puis rompit le silence, demandant s’il y avait une auberge où il pourrait passer la nuit.
— Il y a point d’auberge ici, dit Preiton. Il faudrait loger chez quelqu’un. Je peux vous loger pour la nuit et je vous demanderai point cher.
Ils se mirent d’accord sur une somme. Adelrune paya la bière et s’en fut avec Preiton et Lovell. Ils firent un crochet par les étables du village, qui abritaient la demi-douzaine de chevaux de labour que possédaient diverses familles, et laissèrent Griffin en compagnie de ses semblables. Quand ils furent arrivés à la maison de Preiton, ils furent accueillis par une fille de seize ans, qui se révéla être la femme de Lovell. Elle dévisagea longuement Adelrune, dit « Comme ça, le voilà, l’étranger » et n’ouvrit pas une autre fois la bouche de la soirée.
Ils mangèrent un modeste souper, après quoi Preiton s’assit près du feu et rumina, le regard perdu dans les flammes. Lovell joua quelques parties de dames avec Adelrune, puis se leva pour lui montrer sa chambre, un petit recoin fermé par un rideau, de toute évidence destiné aux enfants à venir.
Lovell donna un coup de coude discret à Adelrune et lui murmura à l’oreille :
— J’ai quelque chose à te montrer, si t’es point peureux.
— Je ne m’effraie pas facilement.
Lovell s’agenouilla et tira quelque chose d’une fissure dans le mortier du mur.
— Thran parlait des images de la Reine, tu te souviens ? Quand on les a trouvées, on les a toutes jetées au feu. Sauf que j’ai gardé la mienne. Je suis point comme les vieux, j’ai point peur. Tu veux la voir ?
Adelrune regarda le portrait, et son sang se glaça dans ses veines. Il avait déjà vu l’image que lui tendait Lovell. C’était la Reine de Coupes, la carte à jouer qu’il avait jadis donnée à Œil-de-Braise.
Lovell le laissa prendre la carte et l’examiner. Ce n’était pas, bien sûr, exactement la même carte qu’il avait donnée à Œil-de-Braise. Le dos de celle-là était couvert de losanges blancs et rouges ; le dos de celle-ci montrait un entrelac de tiges végétales, vert sombre sur fond noir. Le dessin chatoyait désagréablement lorsqu’il le regardait de plus près ; il retourna la carte. L’image était la même que celle qui apparaissait sur sa carte à jouer : la Reine de Coupes, noire de cheveux, assise sur son trône, tenant un calice d’argent dans une main et un sceptre dans l’autre. Adelrune avait souvent joué aux cartes avec Riander ; les figures lui avaient toujours paru n’être que des symboles conventionnels, presque abstraits. Mais isolément, d’une façon ou d’une autre, la représentation de la Reine de Coupes était porteuse d’une charge de malice indéniable.
Adelrune rendit la carte à Lovell et se sentit immédiatement soulagé. Avec un large sourire, Lovell la replaça dans sa cachette. C’était un prodige, pensa Adelrune, que Lovell ne soit pas affecté par l’aura de la carte. De deux choses l’une : ou il n’avait pas la moindre sensibilité, ou bien son courage était à la mesure de celui de Sire Actavaron… Lovell souhaita bonne nuit à Adelrune et alla se coucher. Adelrune passa de l’autre côté du rideau et se déshabilla pour la nuit.
La couche d’Adelrune était si petite qu’il devait dormir replié sur lui-même. L’air nocturne était chaud et humide ; il se réveillait sans cesse, baigné de sueur, en proie à l’impression de ne plus pouvoir respirer. Il rêva d’une obscurité trouée par des douzaines d’étoiles rouge sang et d’une femme à la chevelure noire dont le regard était plongé dans un bassin rempli d’encre, où tremblait une image fantomatique, noir sur noir.
Il se réveilla une nouvelle fois et entendit un lointain cri d’alarme. Il se leva, marcha jusqu’à la lourde porte de la maison. Rêvait-il encore ? Le cri se répéta. Ce n’était pas un cri humain, mais le hennissement d’un cheval paniqué. Celui de Griffin. Adelrune revint en courant à sa chambre, saisit sa lance et son bouclier, débarra et ouvrit la porte, puis s’élança dans la nuit.
Le sol s’inclina sous ses pieds, puis se pencha dans l’autre sens, comme s’il se trouvait à bord du Kestrel sur une grosse mer. Le ciel nocturne était empli d’étoiles ; plusieurs d’entre elles clignotaient avec une lueur rouge. Il entendit le hennissement de Griffin de nouveau. Pendant un instant, Jarellène courut à ses côtés et il lui sourit, le cœur gonflé d’amour ; mais alors il se rappela qu’elle était morte, et son image s’évanouit. La nuit était emplie d’une odeur de girofle. Lorsqu’il eut tourné le coin de la dernière maison, il se retrouva dans un jardin d’ombres, de fougères et de lierre aux feuilles noires, de murs moussus à demi écroulés, de mares aux eaux calmes qui réfléchissaient les étoiles.
Il aperçut, au centre du jardin, une femme drapée de velours incrusté de joyaux, tenant un gobelet de métal. Elle le vit et lui sourit, lui fit de sa main libre signe d’approcher. Les yeux d’Adelrune louchaient et n’arrivaient pas à accommoder. Il ne parvenait pas à distinguer clairement le visage de la femme, qui ne lui apparaissait que comme une pâle tache floue, encadrée de tresses sombres. Sa gorge était sèche ; sa chair brûlait de fièvre. Il fit un pas vers la femme, un autre.