Il sentit quelque chose toucher mollement son poignet gauche, comme un énorme insecte. Il secoua le bras pour s’en débarrasser, mais l’insecte gardait sa prise. Il essaya de le chasser d’une chiquenaude, mais sa main droite tenait sa lance et ses mouvements étaient maladroits.
Quelque chose d’autre égratigna douloureusement son œil gauche ; il rejeta sa tête vivement vers l’arrière et il leva les bras pour protéger son visage. Un coup violent en plein ventre lui coupa le souffle. Il tomba sur le sol et se réveilla.
Il se trouvait au beau milieu d’Harkovar, non loin des écuries ; Preiton se tenait devant lui et criait, le bras levé, prêt à le frapper de nouveau. Adelrune laissa tomber sa lance et son bouclier, secoua la tête.
— Je suis réveillé, Preiton, je ne dors plus !
— Qu’est-ce qui s’est passé, au nom du Divin ? Vous êtes sorti de la maison en courant dans le noir, vous me voyiez point et m’entendiez point non plus…
Adelrune passa sa langue sur ses lèvres desséchées. Il ressentait une soif brûlante, presque plus forte que la peur qui le glaçait.
— Je crois que j’ai vu la… la personne sur la carte dont vous m’avez parlé. Je rêvais, mais c’était peut-être plutôt un sort.
Preiton eut le même geste protecteur que la veille. Son regard se durcit. Adelrune pouvait presque lire ses pensées. Il lui déclara :
— Je vous remercie de m’avoir réveillé, Preiton. Il aurait pu m’arriver malheur si j’avais dû continuer à rêver. Afin de prévenir d’autres ennuis du genre, je suggère que nous restions tous deux éveillés jusqu’à l’aube ; après quoi, je quitterai Harkovar.
Une certaine gêne se lisait sur le visage de Preiton, mais l’homme hocha la tête. Il ramena Adelrune chez lui ; Lovell et sa femme étaient debout eux aussi. Preiton leur ordonna sèchement de retourner au lit, et ils obéirent sans discuter.
Preiton et Adelrune s’assirent de part et d’autre de la table. Preiton, après avoir fixé son pare-sorts solidement sur sa tête, posa une hachette devant lui et fixa froidement Adelrune. Tous deux maintinrent un silence tendu. Adelrune, habitué maintenant à se priver de sommeil, laissa passer les heures sans trop d’inconfort. Quand Preiton, vaincu par la fatigue, commença à s’assoupir, il toussa poliment pour le réveiller.
Enfin, l’orient s’éclaira ; Preiton se leva avec un grognement d’effort. Adelrune l’imita, s’en fut quérir ses possessions. Il se vêtit de son armure et chargea son sac sur son dos.
— Allons chercher mon cheval, si vous le voulez bien.
Une fois rendus aux portes d’Harkovar, les sentinelles en poste les entrebâillèrent juste assez pour laisser passer Adelrune et sa monture.
— Je suis beaucoup navré, dit Preiton.
Adelrune haussa les épaules.
— Ce n’est rien. Je n’aurais pas pu rester plus longtemps, de toute façon.
— Et où ce que vous allez maintenant ?
Les chevaliers ne mentent pas ; et dans ce cas-ci, Adelrune n’avait même pas envie d’éluder la vérité. Il dit simplement : « Voir la Reine. »
Preiton le regardait bouche bée, son visage paraissant minuscule sous son énorme couvre-chef.
— Je crois que mon rêve était un genre d’appel, expliqua Adelrune. Je ne crois pas que je pourrais échapper à la Reine en fin de compte, quand bien même j’y consacrerais tous mes efforts. Je préfère donc lui faire face maintenant. Une fois déjà, j’ai affronté un magicien ; ce ne fut pas facile, mais je m’en suis tiré. Peut-être serai-je chanceux aujourd’hui encore.
Preiton se mordit les lèvres et fronça les sourcils. Puis il se décida, retira son pare-sorts et l’offrit à Adelrune.
— Vous aurez besoin d’être protégé. Mettez le chapeau.
— Je vous remercie, répondit Adelrune, touché, mais je ne voudrais pas vous en priver.
Mais Preiton insistait, et les sentinelles s’impatientaient ; Adelrune finit par devoir se coiffer du chapeau, avant de faire ses adieux à Preiton et de quitter Harkovar.
12. La Reine de la Forêt
Adelrune avait eu un vague pressentiment de son avenir dès qu’il avait vu la carte de Lovell et l’avait tenue dans ses mains. Il en avait été certain quand Preiton l’avait tiré des rets du sortilège la nuit précédente. Il devait se rendre dans la Forêt.
Il s’arrêta vers midi pour une brève sieste, épuisé à la fois par la chaleur et par sa nuit blanche. Après être descendu de selle, il enleva le pare-sorts, le considéra en soupirant. C’était un cadeau sincère, qui avait de ce fait une réelle valeur, mais Adelrune ne pouvait tout simplement pas se convaincre que le cône de feutre pût le protéger de quoi que ce soit. Non seulement le chapeau gênait-il sa vision, mais il se sentait complètement ridicule à le porter. Il le plia soigneusement et le rangea dans son sac à dos. Après tout, se dit-il, tant qu’il transporterait le sac, il se retrouverait à porter le chapeau également, même si ce n’était pas sur sa tête.
Il ne pressait pas sa monture ; ils n’atteignirent l’orée de la Forêt qu’au milieu de l’après-midi. Adelrune éprouva alors un frisson de déjà-vu, car la perspective était presque identique à celle qui l’avait accueilli quand il avait quitté Faudace, il y avait de cela une éternité. Il mena Griffin jusqu’à l’extrême limite des arbres et mit pied à terre. Le cheval se mit à brouter l’herbe sauvage placidement. Adelrune décida de suivre son exemple et mangea une partie des provisions que contenait son sac. Puis il fouilla à l’intérieur pour en sortir un carré de tissu rose sali, plié en seize : la vieille nappe qu’il avait prise dans un placard de la maison de ses parents adoptifs. Il ouvrit la nappe et regarda son contenu : dix feuilles de parchemin vierges, une plume et un encrier, un os blanchi autour duquel était lâchement enroulée la scytale, et les trois cartes à jouer qui lui restaient des quatre que Père lui avait données autrefois.
La première était le Maître des Soleils, un vieil homme serein portant une robe dorée, douze sphères enflammées tournoyant autour de ses bras dressés. Quand on jouait à Triple-Annonce, le joueur qui abattait le Maître emportait immédiatement la main. Au solitaire, on devait l’apparier avec la Maîtresse des Étoiles. La deuxième carte était la Duchesse des Roues, un atout mineur, qui s’assortissait avec les Épées ou les Cœurs. La Duchesse était représentée comme une jeune femme habillée de blanc et de rouge, ses longues tresses brun de malt. Elle pinçait les cordes d’un luth marqué du symbole de la roue, et si on regardait la carte de près, on pouvait remarquer que ses doigts saignaient. La troisième carte était le Prince de Coupes. Adelrune examina le portrait avec toute son attention, comme s’il recelait des informations importantes. Le Prince avait la même chevelure noire que sa mère, mais là s’arrêtait leur ressemblance physique. Sa posture était aussi très différente : il était représenté de profil, un de ses pieds chaussés de bottes vertes posé sur un dais de pierre, ou peut-être était-ce une formation naturelle de la roche. Il portait un arc à l’épaule, un carquois au dos. Il tenait de sa main droite une coupe dont il était sur le point de boire ; sa bouche aux lèvres pleines, à demi ouverte, laissait deviner l’éclat de ses dents, qui se combinait avec sa mince moustache bouclée pour lui donner une apparence dynamique, presque dangereuse.
Adelrune examina une nouvelle fois les trois cartes, mais elles ne lui disaient rien. Négligemment, il les tourna face vers le bas, les battit, les plaça sur le sol, en choisit une au hasard et la retourna. Le Prince de Coupes. Il répéta ses manipulations ; ce fut encore le Prince qu’il retourna. Cinq fois encore, il recommença son manège, et chaque fois ce fut le visage sardonique du Prince qui se révéla.