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Démonté, il se leva. Il se sentait comme un apprenti magicien qu’un geste involontaire et une suite de syllabes aléatoires auraient soudain plongé au cœur de mystères dépassant son entendement. Il contempla les cartes qui gisaient dans l’herbe, le Prince face vers le haut entre les deux autres ; il avait envie de les abandonner là, mais il finit par se pencher et les ramasser pour les remettre dans son sac. Juste sous les cartes, formant trois rectangles précis, l’herbe et les plantes étaient flétries, le sol du gris de la cendre, comme s’ils avaient été brûlés par la chaleur de centaines d’étés.

Il ne remonta pas en selle, préférant marcher aux côtés de Griffin. Sous l’ombre des arbres, malgré la chaleur de l’été, il faisait frais. La Forêt était étrangement silencieuse, et Adelrune n’aperçut nulle vie animale. Il continua son avance ; la lumière du soleil s’estompa très vite, et bientôt il se retrouva à progresser dans une obscurité subaquatique. Alors il commença à entendre des sons ; de longs chuintements, des tintements métalliques lointains, une fois des notes incohérentes, comme le chant d’un enfant idiot. Griffin gardait les oreilles baissées, mais il continuait à marcher d’un pas égal, soufflant bruyamment de temps à autre. Adelrune lui caressa le cou et lui tapota le museau, plus pour se calmer lui-même que sa monture.

Aucun sentier n’était visible ici, et il aurait été ardu de maintenir une direction fixe. Mais Adelrune ne s’en préoccupait pas. Il savait qu’en règle générale, dans de tels endroits, que l’on se déplace avec précaution ou témérité ne changeait rien. Cette forêt était comme l’Antique Dévastation que Sire Judryn avait explorée dans sa quête pour l’âme que l’Homme Creux avait égarée : peu importait la direction, il suffisait que l’on marche. Adelrune se contentait de mettre un pied devant l’autre, sachant qu’il s’enfoncerait de plus en plus profondément vers sa destination de toute manière.

Peu après, Griffin s’arrêta net et poussa un bref hennissement. Il fallut à Adelrune presque une demi-minute pour déceler ce qui troublait le cheval. Le serpent avait l’air d’un fil de métal vert vif, enroulé autour du tronc d’un ormeau. L’animal leva sa tête triangulaire et darda une langue presque invisible dans la pénombre.

« Laisse-moi t’aider », dit le serpent, sans que sa bouche ne remue. Sa voix était celle d’une femme, sèche et sans le moindre écho ; Adelrune l’entendait comme si elle s’imprimait directement sur ses tympans.

Adelrune sentit une chaleur affluer dans ses muscles et son cœur se mit à cogner. Il reconnaissait la bête d’après les descriptions qu’il avait lues ; il y avait même eu une illustration dans l’un des bestiaires de Riander, mais l’aquarelle pâlie ne donnait pas une bonne idée de l’éclat métallique du serpent-menteur.

Il aurait pu essayer de transpercer l’animal de sa lance, mais il s’en abstint. Le tuer ne lui apporterait rien. Toutes les sources s’accordaient pour dire que ceux de son espèce n’avaient rien de dangereux par eux-mêmes. Leurs crocs étaient acérés mais fragiles, et n’étaient pas empoisonnés. C’était dans leurs mots que se trouvait tout le venin, comme Sire Hultelve l’avait appris trop tard. La meilleure stratégie était donc de ne prêter aucune attention à ce que disait un serpent-menteur.

— Je ne crois pas que je veuille recevoir de l’aide de votre part, déclara Adelrune.

— Mais sans elle, reprit le serpent-menteur, tu ne peux espérer atteindre ton but. Et je t’offre mon assistance librement, note bien. Seule me motive mon affection pour ta race.

Les serpents-menteurs ne disaient jamais la vérité, et même en sachant cela, il était impossible de tirer avantage de leurs paroles. Ils pouvaient lire dans l’esprit et leurs réponses visaient toujours à tromper, embrouiller et fourvoyer leurs interlocuteurs. Il était écrit qu’à l’aube des temps, c’étaient eux qui avaient appris à l’humanité à mentir.

— Je vois que tu crois tout savoir de nous, dit le serpent-menteur. Mais tu te trompes : ce fut ta race qui apprit à la mienne l’art de déformer la vérité, et nous en fûmes punis par les Anciens, qui nous condamnèrent à perdre bras et jambes.

— Je ne peux prêter foi à rien de ce que vous me dites. Je m’en vais, maintenant.

— Non, je t’en prie, reste.

Un fort bruit se fit entendre juste derrière lui. Adelrune pivota, vit un sanglier émerger de derrière un arbre. Ses pattes de devant étaient des bras humains couverts d’une épaisse fourrure rousse ; les ongles des mains étaient crasseux, brisés, comme d’avoir fouillé la terre avec une frénésie inhumaine ; les doigts se convulsaient encore, grattant aveuglément le sol.

— Tu n’as pas besoin d’en avoir peur, dit le serpent-menteur.

L’indécision envahit Adelrune : puisqu’il devait avoir peur du sanglier, devait-il pour autant l’attaquer ou pas ?

Il entendit, sur sa gauche, du mouvement dans les taillis, puis vint distinctement la voix d’un enfant, une petite fille. « Ne me faites pas mal. S’il vous plaît, ne me faites pas de mal ! » Le sanglier le regardait de ses yeux chassieux, tandis que ses mains creusaient la terre.

Griffin frissonna, fit un pas de côté. Adelrune eut l’impression de pouvoir sentir la peur du cheval. Il dit, d’une voix forte :

— Je désire voir la Reine !

— Mais acceptera-t-elle de t’accorder une audience ?

D’autres bruissements se firent entendre ; de vagues formes menaçantes étaient maintenant visibles tout autour de lui. Adelrune cita le Livre des Chevaliers, le passage lui venant à l’esprit sans qu’il ait vraiment tenté de s’en ressouvenir :

— Une nuit, alors qu’il se trouvait au beau milieu du Marais de Jorkys, Sire Gharod fut assiégé par une légion de mauvais esprits, qui évoquèrent une multitude de visions horribles pour le décontenancer. Sire Gharod entonna des chants de bataille et se raconta des blagues de taverne en attendant l’aube. Lorsque le soleil se leva, les apparitions s’évanouirent. Avec un soupir de soulagement, Sire Gharod se leva et découvrit qu’une mare de son propre sang, qui lui avait été imperceptiblement soutiré durant la nuit, s’étalait à ses pieds. Il en ressentit une telle terreur que son cœur faillit s’arrêter de battre, mais il avait été bien entraîné. Sa peur se mua en rage ; il dégaina son épée du fourreau et la choqua contre son plastron en signe de défi, hurlant son cri de guerre. Des étincelles jaillirent du métal ; à la vue de cette lumière froide, les esprits s’enfuirent. Leur dernière illusion s’évanouit à son tour ; et Sire Gharod vit qu’il était indemne, que c’était toujours la nuit et que les hallucinations ne l’avaient pas tenu dans leurs rets plus d’une heure.

Adelrune s’avança vers sa gauche, tirant sur la bride de Griffin. Le cheval le suivit en tremblant. La voix de la petite fille était maintenant tout près. « Non… Oh non, je vous en prie, non ! Par pitié ! » Il y eut un son qu’Adelrune ne put reconnaître ; l’enfant poussa un cri de douleur, se mit à sangloter. Adelrune sentit un voile de sueur l’envelopper. Il ne voyait que des buissons tout autour, mais la voix de l’enfant était toute proche. Elle murmurait « Je vous en prie, je vous en prie » presque à son oreille. Il ne détourna pas le regard mais continua, un pas à la fois. Derrière lui, il sentait la présence du serpent-menteur, du sanglier aux bras humains et qui savait quoi d’autre. Il se mordit la lèvre et poursuivit sa marche.

Le silence tomba soudain. La pénombre s’accentua ; le soleil se couchait déjà. Il était resté prisonnier pendant des heures des illusions du serpent-menteur. Il ferait nuit dans quelques minutes.