Griffin tirait sur la bride. Adelrune se tourna vers sa monture. Ce n’était pas Griffin qu’il menait. À ses côtés, une jeune femme rampait sur les genoux et les coudes. Son corps pâle était nu, grotesquement difforme. Sa tête pendait mollement à l’extrémité d’un long cou orné d’une crinière blonde en désordre. Le mors avait été fiché à travers ses joues, sur lesquelles le sang et les larmes se mêlaient.
« Non », geignit Adelrune, serrant les dents douloureusement, sur le point de vomir.
La voix du serpent-menteur se fit entendre contre ses tympans, atténuée par la distance.
— Elle n’a jamais quitté tes pensées, bien sûr. Et tu as toujours été convaincu que sa rescousse était d’une suprême importance. Ce n’était en aucune façon une excuse pour implorer ton tuteur de faire de toi un chevalier.
« Le diable t’emporte ! » C’était plus un gémissement qu’un cri de défi. Adelrune se rendit compte qu’il pleurait. Ses jambes tremblaient sous lui. La jeune fille au corps difforme marchait toujours à ses côtés, et le sang sourdait des blessures à ses joues. Elle tourna la tête pour le regarder de face et ouvrit sa bouche mutilée comme si elle s’apprêtait à parler.
— Oui, je l’ai oubliée, dit Adelrune. J’avais prêté serment que mes pensées ne s’éloigneraient jamais plus d’elle, mais je n’ai pas respecté ma promesse. Je me suis laissé distraire par Jarellène et par mon propre malheur.
Les battements de son cœur menaçaient de briser la cage d’os qui le gardait prisonnier. Le visage de la jeune femme s’approchait du sien.
— Sa détresse était une excuse d’une certaine manière, admit-il, mais si je n’avais pas cru qu’il valait la peine de la secourir, jamais Riander ne m’aurait accepté comme pupille. Je crois encore et toujours à la justesse de ma quête. Ce n’est peut-être qu’une poupée, mais je dois la secourir, et je le ferai.
Il toucha le visage déformé, et l’illusion se rompit enfin. C’était le flanc de Griffin qu’il sentait sous ses doigts, le jeu des muscles sous la peau tiède. Le cheval poussa un hennissement et se remit en marche, renversant les rôles en tirant son cavalier derrière lui.
Il restait encore des heures avant le coucher du soleil. Des illusions imbriquées les unes dans les autres, comme lorsque l’on rêve que l’on se réveille. Les bruits étranges s’évanouirent, la forêt s’éclaircit, et l’homme et son cheval aboutirent à une clairière. Une mare aux eaux calmes en occupait le centre. Adelrune s’en approcha les jambes tremblantes, s’agenouilla au bord de l’eau, la sentit puis la goûta, finit par permettre à Griffin d’y boire. La mare était remarquablement transparente, et pas la moindre chose vivante ne s’y voyait.
Adelrune but ce qui restait dans sa gourde et la remplit d’eau de la mare. Puis il s’assit dans l’herbe et se força à se détendre. Il exécuta l’un après l’autre plusieurs des nombreux exercices que Riander lui avait appris : ceux qui servaient à calmer les nerfs durant une longue bataille, et d’autres qui avaient pour but d’augmenter sa concentration et de se soustraire à la prise des enchantements dirigés contre le psychisme.
Il revit en pensée le visage de la poupée et il entendit une fois de plus les paroles rassurantes du serpent-menteur, plus douloureuses que la plus caustique des accusations. Il se leva soudain, dans un geste de défi, s’appuya sur sa lance et laissa la honte le submerger, atteindre un sommet puis refluer. Lentement, elle le quitta ; Adelrune sentit la sueur qui l’avait inondé s’évaporer. Son pouls et sa respiration ralentirent. Son esprit était redevenu clair. Peut-être le serpent-menteur avait-il voulu le troubler encore davantage en lui faisant craindre de ne jamais pouvoir secourir la poupée, d’être occis ou emprisonné pour toujours au sein de la Forêt. Mais si cela était son plan, il avait échoué : la résolution d’Adelrune était maintenant plus forte qu’elle ne l’avait jamais été.
Le soleil avait décliné jusqu’à toucher la cime des arbres ; la moitié de la clairière baignait dans l’ombre. Adelrune se sentait sale et puant. Il se demanda combien de temps lui restait avant l’obscurité, puis haussa les épaules avec un éclat de rire sans joie. Il se dévêtit complètement, se lava dans l’eau de la mare, laissant la brise le sécher, jusqu’à ce qu’il frissonne. Puis il se rhabilla ; son armure tiède et bien ajustée lui parut comme une seconde peau. Le soleil avait abandonné toute la clairière ; le ciel virait au rose. Menant Griffin, Adelrune traversa la clairière et pénétra de nouveau dans la Forêt.
Sa progression était devenue plus difficile : de grosses racines s’entrecroisaient sur le sol, de nombreux buissons épineux bloquaient le chemin, des étendues de pierre brisée, tranchante, affleuraient çà et là. Adelrune et sa monture avançaient malgré tout, dans la lumière faiblissante. Les arbres plus lointains se perdaient déjà dans la pénombre. Après une heure, Adelrune s’arrêta net. Il ne voyait plus à deux pas devant lui. Avec une émotion qui s’apparentait au calme, il attendit que la volonté de la Forêt se manifeste. Bientôt, il distingua du coin de l’œil des clignotements blanchâtres, sur sa gauche. Il prit cette direction ; Griffin protesta, mais céda à son cavalier.
La lumière devint de plus en plus claire, acquit une couleur : un bleu froid, avec des accents de violet. Les troncs des arbres redevenaient distincts ; Adelrune et Griffin avançaient plus facilement.
Finalement ils atteignirent la source de la lumière : un essaim d’insectes, non pas des lucioles mais quelque chose de beaucoup plus gros, sans ailes, immobiles sur les flancs d’une paire d’énormes rochers. Entre les rochers se dessinaient les premières marches d’un escalier descendant. On sentait qu’un vaste espace libre s’étendait juste au-delà, ouvert au ciel nocturne traversé par une brise glacée.
Adelrune s’approcha des marches, recula. Il prit la tête de Griffin entre ses mains, s’adressa au cheval sans la moindre ironie.
— Je ne sais pas à quel point tu peux me comprendre. J’en suis venu à croire que tu es peut-être plus qu’un simple animal. Quoi qu’il en soit, je te demande de m’attendre ici jusqu’à l’aube. Si je ne suis pas revenu au matin, va où tu le choisiras… Et si tu le peux, pardonne-moi de t’avoir mis en danger.
Griffin cligna des yeux et s’ébroua doucement. Adelrune revint à l’escalier et descendit.
La lumière s’accrut lorsqu’il fut sorti de sous les arbres. Le ciel nocturne était sans nuages et les étoiles par centaines scintillaient. Étrangement, il n’y avait pas de lune. En regardant attentivement la zone du ciel où elle aurait dû se trouver, Adelrune parvint de justesse à distinguer un disque noir comme de la suie, sans la moindre marque. Il reporta son attention vers le sol et se mit à emprunter les marches. Il descendait dans une très grande dépression du sol, une cuvette de deux ou trois cents verges de diamètre, d’une profondeur de peut-être cinquante pieds en son centre. La Forêt entourait son rebord, de hauts arbres poussant en rangs serrés jusqu’à l’extrême bord, mais s’arrêtant net à cette frontière.
L’endroit paraissait avoir été soigneusement aménagé durant de très, très nombreuses années. Des petits buissons et des plantes basses poussaient sur les flancs de la cuvette. Des fleurs nocturnes, leurs vastes corolles pâles ouvertes à la lumière des étoiles, se dressaient de chaque côté de l’escalier. Les marches étaient usées, leurs angles arrondis et parfois craquelés par le passage des années.
Adelrune était presque au pied de l’escalier quand il aperçut une masse mouvante sombre en contrebas, noyée trop profondément dans l’ombre pour être distinguée clairement. Alors qu’il descendait la dernière vingtaine de marches, il entendit sa voix, comme des feuilles mortes frottées les unes contre les autres.