2. La Poupée
Le temps passait. Même si la résolution d’Adelrune de devenir chevalier restait toujours aussi ferme, il était dans l’impossibilité de la mettre à exécution. Il avait depuis longtemps planifié comment il quitterait la maison ; c’était une tâche assez simple. Mais quand partir ? Là se situait le véritable problème. Un garçon pouvait devenir écuyer, apprenti chevalier, dès l’âge de douze ans, affirmait le Livre des Chevaliers. Mais il ne pouvait le faire dans un moment d’enthousiasme, sans raison particulière. Sire Elwydrell, par exemple, avait été refusé trois fois comme écuyer par le tuteur Hertullian, jusqu’au jour où il s’était présenté annonçant que des brigands avaient fait leur apparition et jurant d’en débarrasser la contrée. Alors seulement, maintenant que son but était clair, avait-il été accepté.
Que serait alors le but d’Adelrune ? Quelle quête pouvait-il donc ne remplir que comme chevalier ? Devait-il entreprendre de défendre Faudace contre des maraudeurs ? Mais il n’y avait jamais d’ennemis aux frontières de la ville. Qui autour de lui avait besoin de secours ? Personne. Privé d’un objectif chevaleresque, Adelrune sentait qu’il ne pourrait jamais légitimement en appeler à Riander pour être instruit.
Un après-midi, peu après son douzième anniversaire, Adelrune quitta la Maison Canoniale et passa par l’échoppe de Keokle. Ces derniers mois, les appâts de la boutique avaient commencé à se faner ; Adelrune avait en conséquence espacé ses visites, comme il aurait bu à gorgées de plus en plus petites d’un verre de jus, pour faire durer le plaisir. Il en était venu à penser qu’il devrait oser entrer ; il n’avait toujours pas un liard, mais il avait entendu certains de ses condisciples raconter leurs visites à la boutique et il en ressortait que Keokle n’exigeait pas que les clients achètent, tant qu’ils se montraient bien élevés.
Le garçon s’approcha de l’échoppe avec une agitation presque aussi intense que la première fois qu’il avait osé s’y rendre par lui-même. Il se posta sur le côté, balaya les étagères du regard. Il n’y avait rien de nouveau à voir. Le propriétaire non plus n’était pas visible. Quand il était absent, Keokle accrochait un petit écriteau à la porte. Dans ces cas-là, Adelrune en profitait pour se poster effrontément devant la boutique et observer tout son soûl. Cette fois-ci, pas d’écriteau. Il se pouvait que la porte soit déverrouillée.
Se risquerait-il à entrer ? Les profondeurs de la boutique recelaient des mystères qu’Adelrune aurait souhaité percer… Si Keokle était absent, il ne saurait jamais que quelqu’un était entré…
Portant le regard au-delà des objets suspendus près de la fenêtre, le garçon pouvait distinguer trois étagères le long du mur du fond, à droite de la porte qui menait aux appartements de Keokle. Divers jouets reposaient sur les étagères, en un fouillis de formes indistinctes. L’étagère la plus basse était vide, à part un jouet solitaire : on aurait dit une poupée de très grande taille, mais dans la pénombre elle se ramenait à une forme vague.
À ce moment quelqu’un ouvrit une fenêtre dans une pièce du troisième étage, de l’autre côté de la rue. La vitre inclinée refléta la lumière du soleil à l’intérieur de l’échoppe de Keokle. Un long rectangle de lumière orangée apparut sur le mur du fond.
C’était bien une poupée qui reposait sur la plus basse étagère. Elle avait peut-être deux pieds de haut ; ses proportions étaient parfaites. Elle portait une robe superbe, d’un bleu profond, dont les poignets et le col étaient garnis de dentelle. Ses cheveux étaient blond-brun, ses yeux foncés. Son visage semblait déformé ; non pas par une maladresse dans la taille, ni par une quelconque exagération de ses traits, mais parce qu’il était marqué d’une expression de désespoir absolu qui le convulsait complètement. Sur ses joues, du sang se mêlait aux larmes.
Elle semblait le fixer. Adelrune croisa le regard de la poupée, étourdi, inconscient. Son visage le déchirait, éveillait en lui une chose qu’il n’aurait su nommer. Il était aussi bouleversé, sinon plus, que lorsqu’il avait vu pour la première fois les images du Livre des Chevaliers. Pendant dix ou vingt battements de cœur, il dévisagea la poupée, puis la fenêtre fut déplacée une nouvelle fois, ouverte davantage ou refermée. Le rectangle de lumière s’enfuit et l’échoppe redevint obscure.
Adelrune était trop tendu pour hésiter plus longtemps. Il alla à la porte, fit jouer la poignée. La porte était verrouillée. Adelrune y cogna vigoureusement, encore et encore, de plus en plus fort. Il entendit un mouvement à l’intérieur ; Keokle parlait, mais ses mots s’adressaient à quelqu’un d’autre. Un bref silence, puis des pas précipités, d’autres bruits. Adelrune abandonna la porte, alla regarder à travers la fenêtre. Il vit Keokle émerger de l’arrière-boutique, fermant la porte intérieure derrière lui, puis se rendre à la porte de devant.
Le fabriquant de jouets ouvrit, se tint sur le seuil, regardant de-ci de-là. Il paraissait troublé. « Oui ? Qu’est-ce que c’est ? » demanda-t-il.
C’était un homme d’âge moyen, ses cheveux noirs striés de mèches blanches, une barbe proprement taillée encadrant sa bouche volontaire. Il portait une chemise gris sombre, un pantalon brun foncé, des vêtements dont les couleurs et l’absence de décoration suggéraient l’austérité. Adelrune se tint face à lui, momentanément sans voix.
« Je… Je désirais m’enquérir auprès de vous concernant quelque chose », dit-il enfin. Il avait si bien mémorisé les cadences de la Règle et des Commentaires que ses propres paroles étaient contaminées par leur style châtié. Peut-être était-ce ce raffinement de langage qui convainquit Keokle de l’inviter à l’intérieur plutôt que de le laisser sur le seuil.
Adelrune entra, intimidé par le fabriquant de jouets mais poussé par son souvenir de la poupée. Keokle le regarda de longues secondes, si attentivement que son examen en était inquiétant. Puis l’expression de l’homme changea, comme si un masque était tombé de son visage – ou qu’il venait d’en enfiler un.
— Tu n’es jamais venu dans ma boutique, mon petit Adelrune, dit-il sur un ton de jovialité forcée. Que puis-je faire pour toi ?
Le garçon ne perdit pas une seconde à se demander comment il se faisait que Keokle connaissait son nom. Il s’éclaircit la voix, se força à prononcer les mots nécessaires.
— J’ai vu à l’instant une poupée à cet endroit…
Il pointait le doigt vers la plus basse étagère sur le mur du fond ; elle était vide.
— Quel genre de poupée ? Tu veux dire une des marionnettes ? Elles sont toutes très jolies, et moins chères que ce que les gens s’imaginent. Tu diras à tes parents que je leur ferais un bon prix s’ils venaient en acheter une.
— Non. Pas une marionnette ; une poupée… Une grande poupée représentant une jeune femme. Elle portait une robe bleue…
Adelrune observait Keokle et il vit clairement que l’homme savait très bien de quoi il parlait. Le fabriquant de jouets jeta un regard vers la porte qui donnait sur l’arrière-boutique. Adelrune n’avait pas rêvé ; Keokle avait fait disparaître la poupée tandis qu’il s’escrimait avec la porte.