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— Bienvenue, cher ami.

Adelrune quitta la dernière marche, s’immobilisa devant Œil-de-Braise. Il était plus près de la créature qu’il ne l’avait jamais été. Il ressentit une pointe de son ancienne terreur, mais il avait grandi de près d’un pied depuis leur première rencontre et il se sentait de ce fait vaguement rassuré.

— Il s’est passé bien des jours depuis la dernière fois que nous nous sommes vus, dit Œil-de-Braise. Je vois qu’entre-temps vous avez prodigué la majeure partie de votre jeunesse.

Adelrune ne trouva rien à répondre.

— Désirez-vous prendre un peu de repos, vous rafraîchir ? La Reine est une hôtesse des plus courtoises et peut vous offrir tout ce dont vous auriez besoin à cet effet.

— Non merci.

— Votre voix a aussi mûri. Ce qu’elle a gagné en force, elle l’a perdu en musicalité.

Adelrune, sa tension s’enflammant presque en colère, répliqua :

— Quelle importance cela peut-il avoir ?

— Aucune, sans doute. Je vous faisais simplement la conversation, ce qui est une des obligations sociales d’un hôte envers ses invités.

— C’est la Reine que je suis venu ici rencontrer.

— Il serait plus exact de dire que la Reine désirait vous voir et qu’elle vous a appelé.

— Alors pourquoi a-t-elle mis des serpents-menteurs et d’autres horreurs en travers de mon chemin ?

— Pour éprouver votre courage ? En guise de fine plaisanterie ? Pour des raisons inaccessibles aux esprits prisonniers d’un corps charnel ? Il se peut fort bien qu’aucune de ces réponses ne soit la bonne. La Reine ne se confie pas à moi en détail.

— Vous êtes pire que le serpent-menteur.

— Que voilà donc de dures paroles pour celui qui vous a sauvé la vie il n’y a pas si longtemps.

— Parce qu’il avait retrouvé espoir lorsque je lui avais remis le portrait de la Reine.

— En effet. C’est justement de ce sujet que la Reine souhaite s’entretenir avec vous. Puisque vous ne désirez aucun rafraîchissement, consentirez-vous à suivre le chemin jusqu’à son pavillon ?

Pas si je dois vous tourner le dos, voulut répliquer Adelrune, mais il resta poli :

— Je vous suis.

— J’ai à faire ailleurs, et de toute façon la Reine désire vous rencontrer en tête à tête.

— Alors ne me laissez pas vous retarder. J’emprunterai le chemin dans un instant.

Adelrune inclina sa lance négligemment vers l’avant. Œil-de-Braise resta immobile quelques secondes, puis se retira dans l’ombre en silence, les étincelles rubis s’éteignant une à une.

Adelrune poussa un soupir, puis emprunta le sentier, qui était constitué de gravier concassé, d’un blanc faiblement lumineux dans la lueur des étoiles.

Le chemin décrivait des lacets autour de divers obstacles : des rochers grossièrement taillés, comme des statues inachevées, de grands arbres d’espèces qu’Adelrune n’avait jamais vues, une fontaine où bouillonnait une eau à l’odeur de soufre. Il y avait des murs à sa gauche et sa droite maintenant, mais nul toit au-dessus de sa tête. Frappé d’une soudaine inspiration, Adelrune marqua une brève pause, sortit quelque chose de son sac et le rangea à l’intérieur de son armure, dans un pli de sa chemise, tout contre son cœur. Puis il continua sa route.

Il lui parvenait une odeur de girofle ; quand il eut pris le dernier lacet du chemin, il se trouva dans le jardin d’ombres qu’il avait vu en rêve. Fougères et lierre aux feuilles noires, murs moussus à demi écroulés, mares aux eaux calmes où se reflétaient les étoiles. Au centre se tenait la Reine ; cette fois-ci, son visage était parfaitement distinct.

C’était le visage de la carte à jouer : large, charnu, avec des lèvres rouges pleines, des cils épais, un petit menton, un nez large et droit. Les cheveux noirs de la Reine étaient tressés et ramenés en torsades de chaque côté de sa tête. Elle portait une lourde couronne d’argent pailletée d’éclats de gemmes sans couleur.

— Je vous en prie, approchez, Sire Adelrune.

Sa voix était riche et profonde, exquisément modulée, à la fois familière et inconnue. Adelrune s’avança à contrecœur, jusqu’à se tenir à cinq verges de la Reine.

— J’ai ouï-dire que vous vouliez me parler, Madame.

— C’est exact. Je ne vous ai pas encore remercié de m’avoir enfin secourue.

— Je ne me suis jamais chargé de cette tâche.

— Mais vous avez remis mon portrait à mon serviteur que vous aviez rencontré, et cela lui a rendu l’espoir. Ce fut peu après qu’il parvint enfin à trouver un moyen de me libérer de ma geôle. Sans votre intervention, il aurait probablement cédé au désespoir – et je serais encore emprisonnée. C’est pour cette raison que je désire vous récompenser.

La Reine fit un geste des deux mains – cette fois-ci, elle ne tenait pas de gobelet ; un ruban de brouillard émergea du sol aux pieds d’Adelrune, se solidifia en un coffre d’ébène aux ferrures d’argent. Le couvercle s’ouvrit de lui-même.

— Que désirez-vous ? La jarre de verre contient la quintessence du bonheur, distillée et cristallisée. Un grain, dissous sous la langue, apporte une pleine semaine de joie. La lanière de tissu, si vous l’attachez devant vos yeux, vous permettra de contempler des domaines inconnus de l’entendement humain. Le gant d’airain garni de griffes est une arme qui déchire l’acier trempé comme si c’était de la soie. Les deux anneaux…

— Je vous remercie, Madame, mais je ne désire rien de tout cela.

— Vous méfieriez-vous de mes présents ? demanda la Reine d’un ton qui virait à l’acerbe.

— Je ne les convoite absolument pas. Je n’ai pas sciemment essayé de vous libérer ; je ne désire ni ne mérite donc aucune récompense de votre part ; mais si vous insistez, je vous demanderais de ne plus tourmenter le village d’Harkovar, dont les habitants vivent dans la crainte perpétuelle.

— Cela est comme il se doit. Vous aussi, Sire Adelrune, devriez ressentir de la crainte ; il est dans votre intérêt de ne pas me froisser.

— Je vous assure, Madame, que je vous crains bel et bien.

— Alors acceptez un des présents.

— Dites-moi, Madame, qui donc vous emprisonna, et comment s’y prit-il ?

— Un chevalier nommé Gliovold. Il m’a déjouée et scellée par magie dans une boucle de temps sans commencement ni fin. Je vous en conjure une dernière fois : choisissez un des présents que je vous offre.

— Je regrette de ne pouvoir en accepter aucun.

La Reine siffla de colère ; elle prononça trois mots dont les syllabes vinrent se briser sur l’ouïe d’Adelrune comme du verre se fracassant contre un mur de pierre. Instantanément, une dizaine de cacolyctes de toutes formes jaillirent de l’obscurité. Une jeune fille aux yeux noirs gros comme des poings et une bouche de lamproie tendit une main arachnéenne, effleura Adelrune, ramena sa main fumante à elle. « Aa-oo, il est enveloppé de métal ! » Un homme ursin, dont les épaules s’ornaient d’une douzaine de tentacules, s’avança en aboyant. Adelrune recula d’un pas, se jetant dans l’étreinte d’un homoncule caparaçonné de chitine. Les mâchoires d’insecte du cacolycte se refermèrent sur son mollet, déchirèrent le tissu et commencèrent à entailler sa chair.

Adelrune fouilla désespérément dans son armure et sortit ce qu’il y avait caché ; c’était la carte à jouer représentant le Prince de Coupes. Il la prit à deux mains et la déchira.

— NON !

Le hurlement de la Reine était assourdissant. Les cacolyctes s’immobilisèrent ; même Adelrune se rendit compte qu’il ne pouvait plus bouger. Il n’avait eu le temps que de déchirer une fraction de la carte. Du sang s’écoulait de la déchirure et souillait ses doigts. Rien ne lui avait permis de savoir avec certitude ce qui se passerait s’il portait atteinte à la carte ; mais il avait deviné juste.