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— Je n’ai aucune poupée de ce genre, répliqua Keokle.

Le mensonge se lisait sur son visage.

Adelrune ne songea pas à se demander pourquoi Keokle mentait, non plus qu’il ne réfléchit que ce n’était pas une bonne idée d’insister. Il continua, obstinément.

— Je l’ai vue. Je sais qu’elle était là, sur l’étagère. Il y avait du sang sur son visage. Elle…

— Silence, espèce de petite ordure ! De quel droit oses-tu prétendre que je façonne des jouets aussi pervers ? (Le visage de Keokle était écarlate ; tout son corps tremblait.) Tu n’es qu’un bâtard, un sale petit menteur ! Dehors ! Dehors !

Keokle leva une main pour frapper. Adelrune avait tellement pris l’habitude des coups des adultes qu’il broncha à peine et ne recula pas. Mais alors le fabriquant de jouets cria, le poing toujours levé : « Attends un peu que je le dise à tes parents ! Comment tu désobéis à la Règle en répandant des faussetés ! »

En entendant cela, Adelrune perdit son sang-froid ; il ouvrit la porte et s’enfuit de l’échoppe à toutes jambes. Durant tout le trajet, il s’attendit à voir apparaître Keokle à ses trousses, mais nul signe de poursuite ne se manifesta. Il se força à ralentir en approchant de la maison ; il devait continuer à feindre l’innocence.

Il passa le reste de l’après-midi dans la terreur d’être dénoncé, tressaillant au moindre bruit. Sa nervosité ne tarda pas à exaspérer Père et lui valut un bon coup de baguette. Mais malgré toutes ses craintes, personne ne parut à la porte pour dénoncer son manquement au devoir. La routine habituelle de la maison continua jusqu’en soirée. Adelrune eut à laver, sécher et ranger la vaisselle, puis on le laissa seul. Il monta à sa chambre et s’y enferma.

Sa nuit fut agitée ; il ne parvenait à dormir que pendant de brèves périodes. Peu avant l’aube, il se redressa en sursaut dans son lit : il venait de comprendre qu’il avait enfin trouvé le but qu’il cherchait depuis si longtemps. Même si ce n’était qu’une poupée qui était emprisonnée chez Keokle, elle avait tout autant besoin d’être secourue.

Il était maintenant prêt à partir. Rien ne le retenait, tout le poussait à s’en aller : si Keokle devait faire irruption chez lui et mettre à exécution sa menace, la vie d’Adelrune risquait de prendre une tournure déplaisante.

Il mit en œuvre le plan qu’il avait longuement préparé. Il se glissa hors de sa chambre, pieds nus, vêtu seulement de sa chemise de nuit. Il se rendit d’abord à un placard de l’autre côté du corridor, dans lequel on entreposait du linge que l’on n’utilisait plus. Il en sortit une vieille nappe rose, qu’il emporta au rez-de-chaussée, dans le garde-manger. Il déroba un peu de nourriture des tablettes, prit une vieille bouteille verte ébréchée et la remplit à demi avec l’eau de la carafe posée sur la table – il n’osait pas manœuvrer la pompe bruyante et risquer ainsi de réveiller la maisonnée.

Après avoir placé la nourriture et la boisson dans la nappe et noué solidement cette dernière, il remonta à sa chambre, où il réunit l’ensemble de ses possessions : treize feuilles de papier, une plume et un encrier, et quatre cartes de figures dépareillées provenant d’un paquet perdu depuis des lustres, dont Père lui avait fait don dans un moment de générosité irraisonnée.

Le cinquième Précepte retentissait dans son esprit : il était interdit de voler. Adelrune secoua la tête en un geste de défi : il passait déjà outre au neuvième Précepte, qui stipulait l’obéissance ; que signifiait une transgression de plus ou de moins ?

Il s’habilla soigneusement, noua la nappe à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’elle lui semble solidement attachée et s’assit sur son lit. Le soleil allait se lever ; il était temps de partir. Il lui vint l’envie de récupérer le Livre des Chevaliers ; ne pourrait-il pas emporter ses merveilles avec lui pour le réconforter durant son voyage ? Mais l’idée même de retirer le livre de sa cachette derrière le grand coffre lui paraissait un blasphème. La place du Livre des Chevaliers était ici, dans cette maison où il l’avait trouvé. Adelrune pouvait se sentir coupable de s’approprier les possessions de ses parents adoptifs, mais cela ne venait que de la Règle. Emporter le Livre n’était pas une question d’obéissance à la Règle, mais de bien et de mal – et ce serait mal. De toute façon, cela faisait presque sept années qu’Adelrune l’avait trouvé, sept années durant lesquelles il l’avait lu constamment. Il le connaissait maintenant par cœur, du premier mot jusqu’au dernier.

Il se leva, descendit l’escalier avec précaution, jusqu’au rez-de-chaussée, se rendit à la porte. Il déverrouilla celle-ci le plus silencieusement possible et l’ouvrit. Quand il l’eut refermée derrière lui, quand la clenche eut tinté, il sut qu’il était libre. Un fils débauché, un dépravé qui bafouait la Règle ; un homme libre.

Il se mit en route le long des allées étroites de la ville. Rares étaient les passants si tôt le matin, à part les paysans des fermes avoisinantes venus monter leurs éventaires sur la place du marché ; Adelrune évita donc de s’en approcher et put arpenter des rues désertes. En ce début de printemps, le froid de la nuit perdurait jusqu’à la matinée. Le garçon, frissonnant, accéléra le pas afin de se réchauffer.

Il était hors de question pour lui de prendre la grand’route qui traversait la ville ; on l’aurait remarqué et dénoncé aussitôt. Il prit plutôt le pont sur la rivière Jayre et coupa à travers champs, vers la chaîne de collines appelées les Bériodes.

*

Faudace s’étendait surtout d’un côté de la Jayre ; sur l’autre rive, il n’y avait que quelques rues, moins bien pavées, et dont les maisons allaient de vaguement miteuses à délabrées. Adelrune put quitter la ville sans être inquiété.

Bientôt, toutes les maisons de Faudace furent derrière lui. Pendant un temps, il suivit un chemin de terre, qui avait été de boue le jour d’avant, quand il avait plu, et où subsistaient des flaques çà et là. Il se dit que des carrioles venues des fermes passeraient tôt ou tard par ce chemin ; ne désirant être vu de personne, Adelrune quitta bientôt le chemin et s’aventura dans la végétation en bordure. Il poussait ici des herbes folles et divers buissons, en plus de petites étendues de bardane et d’occasionnelles touffes de fleurs. Adelrune cheminait à travers l’enchevêtrement de verdure comme à travers un labyrinthe, effectuant des détours autour des zones les plus denses, tentant de garder toujours la même orientation, vers les collines.

Au milieu de la matinée, il atteignit des champs cultivés. Au loin se voyaient des fermes. Le garçon n’avait aucune envie de s’en approcher, craignant en fait moins les fermiers eux-mêmes que leurs noirdogues. Il contourna donc les champs, restant sur leurs marges, profitant quand même d’un terrain dégagé lorsqu’il le pouvait.

Enfin, il laissa les fermes derrière lui. Il quitta les bordures du dernier champ. Une forêt s’étendait jusqu’à la base des collines ; il se dirigea vers ses contreforts.

Le jour prit fin alors qu’Adelrune arrivait à l’orée de la forêt. Parmi les arbres, il était plus facile de marcher, le sous-bois étant clairsemé ; mais il lui était très difficile de déterminer dans quelle direction il marchait, car la vue était la même tout autour de lui. Les jambes du garçon lui faisaient mal ; il lui était venu des ampoules aux pieds, les ampoules avaient crevé, la chair à vif avait saigné, le sang avait séché en croûtes rouge sombre. Ne serait-ce que pour mettre un terme à ces métamorphoses, n’était-il pas temps de prendre un peu de repos ?

Adelrune mangea une partie de ses provisions, but une modeste quantité de l’eau dans la bouteille. Quand il eut fini, l’obscurité envahissait la forêt ; il faisait bien plus noir sous les arbres que ce à quoi Adelrune s’était attendu. Il ne s’était jamais trouvé au milieu de quoi que ce soit de plus dense qu’un boqueteau de bouleaux, et s’était imaginé qu’une forêt n’était rien de plus qu’un très grand boqueteau.