Le garçon s’accroupit, tira sa plume et son encrier de son paquetage, en plus de deux feuilles de papier. Dans la lumière mourante, il écrivit en haut de la première feuille : Appris la réelle densité de la forêt, puis sur la deuxième il esquissa une carte de ses voyages jusqu’ici. Un grand cercle figurait Faudace, trois ou quatre petites croix indiquaient les fermes qu’il avait évitées ; il décida qu’il valait mieux ne pas dessiner les noirdogues, car ils prendraient trop de place. Une ligne pointillée indiquait son chemin ; près de sa fin, Adelrune dessina une frange d’arbres, la limite de la forêt. Il traça un petit cercle à la fin de la ligne, avec en guise de légende Le premier camp. Tout le long de la ligne, il écrivit Une journée de voyage. Il terminait tout juste le dernier e quand le jour mourut entièrement.
Le garçon rangea son attirail et fit le point sur ce qui l’entourait. La lune entamait son cycle ; c’était assez pour qu’il voie son chemin, mais à peine. Non loin de lui un trio de chênes poussaient, leurs troncs ridés si près les uns des autres qu’ils délimitaient un espace enclos entre eux, comme une hutte infiniment haute. Adelrune y pénétra en se glissant à grand-peine entre deux des troncs et atterrit sur un paillis de feuilles séchées. L’air était riche d’odeurs étranges, un relent sucré d’ancienne pourriture végétale mêlé à un parfum musqué. Adelrune accrocha la nappe à une brindille et s’endormit.
Au lever du jour, une lumière verte s’infiltra entre les troncs massifs et l’éveilla. Adelrune se déplia en grognant de douleur – il avait dormi replié sur lui-même, le dos en point d’interrogation – et étendit le bras vers son sac.
Il s’arrêta net, ébahi et quelque peu effrayé. Ce qu’il avait pris, dans l’obscurité, pour une brindille courte et épaisse, poussant de façon plutôt incongrue perpendiculairement au tronc principal, était en fait une mince dague, cloquée de rouille et tavelée de mousse. La lame était aux deux tiers enfoncée dans le bois, qui s’était froncé tout autour, comme une bouche qui se plisse dans une moue de dégoût. Serti dans le pommeau de la dague, un petit joyau jetait des éclats bleutés.
Adelrune décrocha précautionneusement son bagage de la dague. Puis il considéra ce qu’il valait mieux faire. Un chevalier avait besoin d’une arme. Il n’avait rien pu trouver à la maison qui puisse décemment servir à cet usage ; que l’on parle de poêle à frire ou d’aiguilles à tricoter, on restait dans le domaine du déshonorant, sinon du ridicule. Mais voilà qu’une arme véritable, conçue pour le combat, se présentait à lui : un chevalier pouvait la manier sans y perdre son honneur.
Hélas, l’arme ne lui appartenait pas. Au vu de son état, il y avait tout lieu de croire qu’elle avait été laissée à l’abandon depuis longtemps et pouvait donc être réclamée par quiconque – mais comment en être sûr ?
Après un temps, Adelrune trouva une issue à son dilemme. Il prit la troisième des treize feuilles de papier et y écrivit, de sa plus belle écriture :
À qui de droit,
La dague que vous avez laissée ici est maintenant en possession du chevalier Adelrune de Faudace, qui a pris la liberté de l’emprunter en votre absence. Si vous en avez à nouveau besoin, n’hésitez pas à vous rendre auprès du chevalier Adelrune, lequel se fera un devoir de vous la rendre immédiatement.
(Signé) Adelrune, de Faudace, Chevalier
Adelrune signa, réfléchit encore un moment, puis reprit la plume et ajouta un post-scriptum :
(Dans le cas où une bataille serait en cours, un certain délai serait naturellement inévitable.)
Le garçon coinça la feuille de papier dans une crevasse de l’écorce, s’assura qu’elle était bien fixée. Puis il saisit la poignée de la dague et tira. La lame résista un moment, puis elle céda et jaillit presque du tronc. La portion qui avait été enfoncée dans le bois n’avait pas rouillé ; toutefois, elle avait acquis un lustre moucheté vert jaunâtre. Adelrune la rangea dans son bagage ; il la nettoierait dès qu’il en aurait les moyens. Puis il sortit de son refuge.
Au début, la marche fut douloureuse : non seulement son dos lui faisait-il mal, mais ses pieds couverts d’ampoules souffraient le martyre. C’était comme de marcher sur de petits charbons ardents ; mais avec le passage du temps, les charbons refroidirent, et son pas s’accéléra un peu.
La forêt était maintenant baignée de soleil ; pourtant, elle paraissait bien moins hospitalière de jour que de nuit. La chaleur attisait une odeur fétide émanant du sol, et des bruits lointains troublaient Adelrune : il lui semblait entendre des bribes de conversation, un tintement de clochettes, un cri étouffé, sanglotant, répété encore et encore. Il se disait que ce n’étaient là que des oiseaux, le vent dans les branches, peut-être le murmure de l’eau – mais il ne parvenait pas à y croire.
Il avait toujours su, d’une manière vague, quasi abstraite, que la forêt recelait des dangers. Les autres garçons dans la cour de la Maison Canoniale parlaient des effraies cuivreuses et des serpents-menteurs, de la pierre sanguine, des Trois Terreurs, mais de telles choses n’ayant aucun rapport avec sa vie à Faudace, il s’était abstenu d’y penser. Dans plusieurs des histoires que racontait le Livre des Chevaliers, un chevalier triomphait de monstres, mais cela se déroulait toujours au milieu d’une lande désolée, sur une île lointaine, ou au plus profond des donjons du château d’un sorcier. Il n’avait pas eu l’impression qu’à peine sa ville natale quittée, les choses se passeraient ainsi ; il comprit qu’il avait eu tort. Les dangers qu’il courait maintenant n’étaient plus les mêmes. Il n’était plus question de noirdogues, d’être rattrapé par ses parents adoptifs, d’oublier un des Préceptes de la Règle. Maintenant, toutes les menaces qui lui avaient toujours paru distantes étaient proches ; maintenant, il devait leur faire face.
Pendant un long moment Adelrune regarda en direction des champs, des fermes qu’il pouvait presque voir, de Faudace elle-même, qui dans son imagination s’était rétrécie à une ville-jouet, ses maisons hautes et étroites alignées comme des dominos dans une boîte ; et son plus cher désir était d’y retourner. Puis il se détourna, face aux profondeurs de la forêt, et essuya ses yeux humides. Les chevaliers devaient affronter le danger tous les jours, où qu’ils aillent. Telle était la vie qu’il avait souhaité vivre ; telle serait la vie qu’il mènerait.
Avant de se mettre en chemin, il ressortit sa première feuille de papier et y écrivit Surmonté la peur et le mal du pays. Puis il se mit en marche, droit devant lui.
Plus profondément il s’aventurait dans la forêt, plus forts et plus étranges devenaient les sons qui l’entouraient. Pourtant leurs sources demeuraient invisibles. Adelrune entendait des mots marmonnés si rapidement qu’ils s’estompaient en une suite de consonnes aléatoires. Il y avait de lointaines sonneries de cloches et des raclements métalliques. Une fois, il entendit un rire gloussant provenant de derrière un grand pin ; il s’élança vers l’arbre, mais il n’y avait rien derrière, sinon l’impression d’une présence qui persistait encore.
Le jour s’avançant, Adelrune commença à apercevoir de la vie animale. Des oiseaux voletant de branche en branche, des écureuils croisant son chemin, une fois un couple de hérissons s’abritant sous un buisson. Ils ressemblaient aux animaux qu’il avait vus toute sa vie à Faudace, et pourtant il avait l’intuition qu’ils n’étaient pas complètement ce qu’ils semblaient être. Lorsqu’il arriva enfin à un ruisseau, il y but tout son soûl, remplit sa bouteille et nettoya la dague de son mieux, la lavant d’abord puis la récurant avec une poignée de mousse. Il parvint à la débarrasser de la plupart de la rouille, mais le lustre sur les deux derniers tiers de la lame demeurait rebelle à tous ses efforts. Il essaya de garder l’arme dans sa main par après, mais il lui vint bientôt une terrible crampe de la paume. Il finit par la glisser sous sa ceinture, contre sa hanche.