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Adelrune continua son chemin. Il suivit le ruisseau pendant un moment : en toute logique, l’amont du cours d’eau se situait en direction des collines. Mais il arriva bien vite à la source du ruisseau, un trou moussu dans le sol ; il dut donc poursuivre sa route sans plus de guide. Il escaladait des troncs d’arbres abattus qui barraient le chemin, contournait des halliers de ronces. Et toujours il s’enfonçait plus profondément dans la forêt. La pente du sol devenait perceptible ; il devait approcher des collines.

Tard dans l’après-midi, il entendit un soudain fracas ; il avait à peine tiré sa dague que quelque chose émergea d’entre les arbres, courant tête baissée. L’être interrompit sa course, se retourna à demi vers lui pour le dévisager. Il marchait sur deux jambes aux sabots fourchus ; il avait les bras d’un homme, et sa tête s’ornait d’andouillers. Des yeux flamboyants étaient sertis dans un visage si inhumain qu’Adelrune faillit en hurler.

L’apparition se détourna et s’enfuit d’un bond ; le bruit de son passage mourut bientôt. Adelrune s’appuya contre un arbre, ferma les yeux, se rappela une histoire du Livre. Sire Avary avait affronté les spectres de tous ses ancêtres, en remontant jusqu’à la dixième génération, et survécu à ce qui avait été fatal à tant d’autres. Non pas seulement parce qu’il avait su que les esprits ne pouvaient rien de concret contre lui – cela, beaucoup de ceux qui l’avaient précédé l’avaient su aussi –, mais parce qu’il avait réussi à s’en persuader, sans l’ombre d’un doute. Tout comme Sire Avary, du moins l’espérait-il, le garçon se convainquit que l’être était parti et ne reviendrait pas. Après de longues minutes, il constata qu’il était de nouveau capable de marcher et il se contraignit à avancer.

Le sol, maintenant assez fortement en pente, devenait accidenté. Le chemin d’Adelrune le menait donc perpendiculairement aux crêtes et aux plateaux, et sa progression devint ardue. Il n’avait guère couvert de distance à vol d’oiseau quand vint le moment où il dut préparer un second camp. L’après-midi touchait à sa fin, la température baissait déjà. Des plaques de roc émergeaient du sol çà et là, et à la base de l’une d’entre elles il trouva une caverne peu profonde. Elle ne promettait pas d’être aussi chaude que son refuge entre les troncs des chênes l’avait été ; le garçon ramassa donc des branches mortes pour faire un feu. Quand il jugea en avoir suffisamment accumulé, il les entassa devant la caverne. Tant qu’il restait encore assez de lumière, il dessina le parcours du second jour. La ligne pointillée partait du cercle figurant le premier camp et s’enfonçait dans la forêt. Adelrune dessina le sol accidenté et les contreforts des collines. Il traça un autre petit cercle, le nomma Le second camp (caverne). Puis il écrivit Une autre journée de voyage le long du deuxième segment de la ligne.

Il avait terminé avant que la lumière ne fasse défaut. Il rangea son bagage plus loin dans la caverne puis s’affaira à allumer un feu.

Il fut vite cruellement déçu. L’on était censé pouvoir allumer un feu en frottant deux branches sèches l’une contre l’autre ; Sire Oldelin s’était servi de cette méthode, tout comme Sire Khlaum lorsque ce dernier s’était retrouvé perdu au milieu de la Grande Steppe. Et pourtant, malgré tous ses efforts – il avait persévéré jusqu’à ce que ses bras tremblent d’épuisement –, Adelrune se montra incapable de les imiter. Il s’adossa contre une des parois de côté de la caverne. Ses efforts l’avaient mis en nage ; mais cela ne durerait pas, et la nuit risquait d’être glaciale.

Il entendit un bruissement : de la fourrure ou du tissu frottant contre la pierre. Il dégaina sa dague, même si l’arme valsait au bout de son bras affaibli. « Qui va là ? » s’écria-t-il, parlant pour la première fois en presque deux jours.

Une forme massive remua puis se dressa, occultant les étoiles. Le mince croissant de lune jetait trop peu de lumière sur la scène pour qu’Adelrune voie clairement. Des étincelles rougeâtres scintillaient au sein de la masse sombre ; elles auraient pu provenir de tout petits rubis cousus sur une vaste cape ou d’une douzaine d’yeux dispersés sur de grandes ailes membraneuses. Adelrune pointa sa dague en direction de l’intrus.

— N’approchez pas ! croassa-t-il. Je suis un chevalier, et nul n’ose me chercher noise !

— Votre arme ne me ferait aucun mal, déclara une voix que l’on aurait pu croire émanant de feuilles mortes frottées les unes contre les autres. Je suis immunisé contre les métaux.

Il y eut un bref silence, puis la voix ajouta :

— Baissez votre arme. Je ne vous veux point de mal.

Adelrune baissa sa dague, mais la garda dans sa main. « Qui êtes-vous ? » demanda-t-il dans un murmure.

L’être ne répondit pas à la question. Il observa plutôt :

— Vous n’êtes pas parvenu à allumer un feu. Je prévois que cette nuit vous mourrez de froid.

— Je connais une douzaine de façons de rester au chaud, dit Adelrune, le ton de sa voix trahissant le mensonge.

— Je puis vous fournir un moyen de faire du feu, mais vous devrez me payer en retour.

— Je ne possède rien qui ait une très grande valeur, dit Adelrune.

— Au contraire, répliqua son interlocuteur. Vous êtes riche en chair, en vie, en jeunesse. Qu’y a-t-il donc qui puisse avoir une plus grande valeur ?

Adelrune fouilla dans son sac à l’aveuglette et en sortit les quatre cartes à jouer. Il tenta désespérément de donner le change.

— J’ai quand même d’autres richesses. Ces quatre portraits d’une incomparable qualité. Je vous en céderai un, en échange d’un feu.

Et ce disant, il tendit une des cartes au hasard : c’était la Reine de Coupes.

Il sentit la carte être non pas saisie et arrachée de sa prise, mais doucement, presque imperceptiblement retirée, comme si l’être ne l’avait pas réellement touchée. Il entendit un long chuintement. Puis la voix de feuilles mortes s’éleva de nouveau.

— La Reine. C’est bien elle. Tout espoir n’est donc pas perdu.

Adelrune sentit plus qu’il ne vit un mouvement au sein de la forme sombre. Quelques-uns des rubis ou des yeux s’éteignirent puis réapparurent. Il se rendit compte qu’un long ruban de parchemin et un bâton blanc étaient posés à ses pieds.

— C’est un marché équitable, chuchota l’être. Sur la scytale est écrit un puissant cantrappe. Enroulez le parchemin autour du bâton ; lisez les mots ainsi révélés, et le feu jaillira.

Alors tous les yeux ou les rubis s’éteignirent d’un coup ; il y eut un bruissement liquide, et Adelrune fut seul.

Il prit le ruban de parchemin et l’enroula autour du bâton blanc. Des lettres s’alignèrent ; elles avaient été tracées à l’encre argentée et renvoyaient la lumière du croissant de lune juste assez pour être lues ; Adelrune parvint à déchiffrer cinq mots.

Bien qu’il ne les ait pas prononcés à voix haute, une longue flamme tremblotante naquit instantanément parmi les branches sèches et les brindilles qu’il avait empilées. À la lumière de la flamme magique, Adelrune déroula le parchemin, puis le rangea, ainsi que le fémur taillé sur lequel il avait été enroulé, dans son paquetage. Puis il prit la première feuille et y écrivit Négocié l’achat d’un enchantement pour créer le feu avec Œil-de-Braise ; et maintenant qu’il avait nommé la source de son effroi, il n’était plus capable de le nier. Il enfouit sa tête entre ses bras et poussa un gémissement de terreur.