Dès ce moment, on peut dire que les administratifs comploteurs ont marqué une manche décisive sur les créatifs inventeurs.
On progresse mieux et plus vite dans les strates de la société moderne si l'on sait séduire, réunir des tueurs, désinformer, que si l'on est capable de produire des concepts ou des objets nouveaux.
Tente de sudation
chez les iroquois, chez les Hurons ainsi que dans beaucoup de tribus d'Amérique du Nord, on utilisait la tente de sudation pour savoir quelle décision prendre. C'était une petite hutte de un mètre de haut, de forme hémisphérique, en peau de bête. Au centre, on trouvait un feu avec quatre pierres censées représenter les quatre vents. La porte était à l'est. Les Amérindiens restaient trois heures dans cette petite maison à deux ou trois. En général, avec la chaleur et la fumée, ils avaient des hallucinations. Selon le chamane, c'était leur esprit qui sortait du corps, laissant la place pour que le Grand Manitou puisse entrer et donner des conseils.
Les jésuites canadiens mirent fin à cette pratique car ils voyaient d'un mauvais œil que des gens nus, hommes et femmes, le plus souvent non mariés ensemble, restent plusieurs heures dans un endroit aussi exigu. Mais plus que les jésuites, ce fut l'alcool qui mit fin à la pratique des tentes de sudation.
Termite
Les termites sont les seuls insectes sociaux, et sûrement les seuls animaux à avoir érigé la «société parfaite». C'est une monarchie absolue où tout le monde est heureux de servir la reine, où tout le monde se comprend, où tout le monde s'entraide, où personne n'a la moindre ambition ni le moindre souci égoïste.
C'est sûrement dans la société termite que le mot «solidarité» prend son sens le plus fort. Peut-être parce que le termite a été le premier animal à construire des villes, il y a de cela plus de 200 millions d'années.
Mais sa réussite porte en soi sa propre condamnation. Ce qui est parfait, par définition, ne peut pas être amélioré. La ville ter mite ne connaît aucune remise en cause, aucune révolution, aucun trouble interne. C'est un organisme pur et sain fonctionnant si bien qu'il ne fait que dormir dans son bonheur au milieu de couloirs ouvragés bâtis avec un ciment hypersolide.
La fourmi, par contre, vit dans un système social beaucoup plus anarchique. Elle apprend par l'erreur et commence toujours par faire des erreurs. Elle ne se satisfait jamais de ce qu'elle a, goûte à tout au péril de sa vie. La fourmilière n'est pas un système stable, c'est une société qui tâtonne en permanence, testant toutes les solutions, même les plus aberrantes, au risque même de sa propre destruction. C'est pour cela que les fourmis m'intéressent plus que les termites.
Thélème
En 1532, François Rabelais proposait sa propre vision de la cité utopique idéale. C'est l'abbaye de Thélème décrite dans Gargantua. Pas de gouvernement, car Rabelais pense: «Comment pourrait-on gouverner autrui alors qu'on ne sait pas soi-même se gouverner?» Et comme il n'y a pas de gouvernement, les Thélé-mites agissent «selon leur bon vouloir». L'efficacité de l'abbaye de Thélème provient de la sélection de ses habitants. Ny sont acceptés que des hommes et des femmes bien nés, libres d'esprit, instruits, vertueux, beaux et «bien naturés». On y entre à 10 ans pour les femmes et à 12 ans pour les hommes.
Dans la journée, chacun fait ce qu'il veut, travaille si cela lui chante et sinon se repose, boit, s'amuse, fait l'amour. Il n'y a pas d'horloge, ce qui évite toute notion de temps qui passe. On se réveille, on mange quand on veut. L'agitation, la violence, les querelles sont bannies. Des domestiques et des artisans, installés à l'extérieur de la cité, sont chargés des travaux pénibles.
L'abbaye est construite près de la Loire, dans la forêt de Port-Huault. Elle comprend 9 332 chambres. Pas d'enceinte car «les murailles entretiennent les conspirations». Le tout constitue un château, avec six tours rondes de soixante pas de diamètre. Chaque bâtiment est haut de six étages. Un tout-à-l'égout débouche dans le fleuve. Beaucoup de bibliothèques, une fontaine au centre et un parc enrichi d'un labyrinthe.
Rabelais n'est pas dupe. Il prévoit que sa cité idéale sera forcément détruite un jour pour des broutilles, par la démagogie, les doctrines absurdes et la discorde.
Timidité
Toutes les fourmis ne sont pas curieuses, courageuses, téméraires. Certaines espèces réputées pour leur agressivité, comme les Dorylines, dont les raids de chasse sont meurtriers, s'avèrent parfois empêtrées face à un problème minime. C'est ainsi qu'on a vu des groupes de plusieurs milliers de soldâtes dorylines qui, coupées du reste de leur meute par une pluie, se regroupaient en spirale.
Dans cette formation bizarre, elles tournaient sans fin dans un sens centrifuge, tournaient ainsi dans cette galaxie noire jusqu'à l'épuisement et la mort par inanition. Les fourmis tournant à la périphérie mouraient les premières. En général, ce tourbillon stupide dure une journée et demie et il ne reste plus ensuite qu'un tapis de cadavres disposés dans le sens d'une toupie mystérieuse.
Totalitarisme
Les fourmis intéressent les hommes, car ils pensent qu'elles sont parvenues à créer un système totalitaire réussi. Il est vrai que de l'extérieur, on a l'impression que dans la fourmilière tout le monde travaille, tout le monde obéit, tout le monde est prêt à se sacrifier, tout le monde semble pareil. Et pour l'instant, les systèmes totalitaires humains ont tous échoué. Les Égyptiens, les Grecs, les Romains, les Babyloniens, les Carthaginois, les Perses, les Chinois, les Français, les Anglais, les Russes, les Allemands, les Japonais, les Américains ont tous connu des périodes de splendeur où il semblait que leur manière de vivre pouvait se transformer en référence mondiale; mais heureusement, un petit grain de sable est toujours venu mettre à bas leur édifice uniformisé.
Alors on pense à copier l'insecte social (l'emblème de Napoléon n'était-il pas l'abeille?). Les phéromones qui inondent la fourmilière d'une information globale, c'est aujourd'hui la télévision planétaire qui nous transmet à tous les mêmes images, les mêmes pensées, les mêmes musiques. L'homme croit qu'en offrant à tous ce qu'il estime être le meilleur, il débouchera sur une humanité parfaite.
Ce n'est pas le sens des choses.
La Nature, n'en déplaise à Mr Darwin, n'évolue pas vers la sélection des meilleurs. (Selon quels critères, d'ailleurs?)
La Nature puise sa force dans la diversité. Il faut des bons, des méchants, des fous, des désespérés, des sportifs, des grabataires, des bossus, des siamois, des becs-de-lièvre, des gais, des tristes, des intelligents, des imbéciles, des égoïstes, des généreux, des petits, des grands, des Noirs, des Jaunes, des Rouges, des Blancs, il en faut de toutes les religions, de toutes les philosophies, de tous les fanatismes, de toutes les sagesses… Le seul danger est qu'une espèce soit éliminée par une autre.
On a constaté que les champs de maïs artificiellement conçus par les hommes et composés des frères jumeaux du meilleur épi (celui qui a besoin du minimum d'eau, celui qui résiste le mieux au gel, celui qui donne les plus beaux grains) mouraient tous d'un coup à la moindre maladie alors que les champs de maïs sauvage composé de plusieurs souches différentes, ayant chacune ses spécificités, ses faiblesses, ses anomalies, arrivent toujours à trouver une parade aux épidémies.
La Nature hait l'uniformité et aime la diversité. C'est là peut-être que se reconnaît son génie.
Triangle quelconque