À l’aube, le Major ouvrit les yeux.
Il s’étira et mit sa robe de chambre.
Dans l’autre chambre, Verge et Joséphine commençaient à se décoller l’un de l’autre en versant de l’eau chaude.
Le Major fut à la fenêtre et l’ouvrit.
Il y avait six agents devant la porte. Ils regardaient la voiture.
Alors, le Major avala une dose massive de fulmi-coton et heureusement que ça n’explosa pas, parce que, lorsqu’il l’eut parfaitement digéré, il trouva absolument normal de voir des agents en station devant le commissariat de police, au 6, rue Mazarin.
Et sa voiture lui fut donc confisquée à Biarritz, huit jours après, au moment où il commençait à se lier d’amitié avec un commissaire de police, contrebandier notoire, dont la conscience était chargée du meurtre de cent neuf douaniers espagnols.
L’AMOUR EST AVEUGLE[4]
I
Le cinq août à huit heures, le brouillard couvrait la ville. Léger, il ne gênait pas du tout la respiration et se présentait sous une apparence singulièrement opaque ; il semblait, en outre, fortement teinté de bleu.
Il s’abattit en nappes parallèles ; d’abord, il moutonnait à vingt centimètres du sol et l’on marcha sans voir ses pieds. Une femme, qui habitait au numéro 22 de la rue Saint-Braquemart, laissa tomber sa clé au moment d’entrer chez elle et ne put la retrouver. Six personnes, dont un bébé, vinrent à son aide ; entre-temps, la deuxième nappe tomba et on retrouva la clé mais pas le bébé qui avait pris le large sous le couvert du météore, impatient d’échapper au biberon et de connaître les joies sereines du mariage et de l’établissement. Treize cent soixante-deux clés et quatorze chiens s’égarèrent ainsi dans la première matinée. Las de surveiller leurs bouchons en vain, des pêcheurs devinrent fous et partirent pour la chasse.
Le brouillard s’entassait en épaisseurs considérables au bas des rues en pente et dans les creux ; en longues flèches, il filait par les égouts et les puits d’aération ; il envahit les couloirs du métro, qui s’arrêta de fonctionner lorsque le flot laiteux atteignit le niveau des feux rouges ; mais, à ce moment-là, déjà, la troisième nappe venait de descendre et, dehors, on baignait jusqu’aux genoux dans une nuit blanche.
Ceux des quartiers hauts, se croyant favorisés, raillèrent ceux du bord du fleuve, mais au bout d’une semaine, tous furent réconciliés et purent se cogner de la même façon contre les meubles de leur chambre ; car le brouillard s’était maintenant installé jusqu’au sommet des constructions les plus hautes. Et si le clocheton de la tour fut le dernier à disparaître, en fin de compte, la poussée irrésistible du raz-de-marée opaque le submergea tout entier.
II
Orvert Latuile se réveilla le treize août d’un sommeil de trois cents heures ; il sortait d’une cuite un peu sévère et se crut tout d’abord aveugle ; c’était faire bien de l’honneur aux alcools qu’on lui avait servis. Il faisait nuit, mais d’une nuit différente ; car, les yeux ouverts, il ressentait l’impression que l’on éprouve lorsque le jet d’une lampe électrique tombe sur les paupières closes. D’une main malhabile, il chercha le bouton de la radio. Elle marchait et les informations l’éclairèrent à demi.
Sans tenir compte des commentaires zoiseux du spicaire, Orvert Latuile réfléchit, se gratta le nombril et reconnut en flairant son ongle qu’il méritait un bain : mais la commodité de ce brouillard jeté sur toutes choses comme le manteau de Noé sur Noé, ou comme la misère sur le pauvre monde, ou comme le voile de Tanit sur Salammbô, ou comme un chat dans un violon, le fit conclure à l’inutilité d’un bain. D’ailleurs, ce brouillard avait une douce odeur d’abricot poitrinaire et devait tuer les relents personnels. En outre, le son portait bien et les bruits prenaient, à s’envelopper de cette ouate, une curieuse résonance, claire et blanche comme la voix d’un soprano lyrique dont le palais défoncé par une chute malheureuse sur le mancheron d’une charrue serait remplacé par un appareil de prothèse en argent forgé.
D’abord, Orvert balaya de son esprit tous les problèmes et décida d’agir comme si de rien n’était. En conséquence de quoi il se vêtit sans mal, car ses vêtements étaient rangés à leur place ; c’est-à-dire les uns sur des chaises, d’autres sous le lit, les chaussettes dans les souliers, un des souliers dans un vase et l’autre sous le pot de chambre.
— Bon Dieu, se dit-il, quel drôle de truc que ce brouillard.
Cette réflexion sans grande originalité le sauva du dithyrambe, de l’enthousiasme ordinaire, de la tristesse et de la noire mélancolie en plaçant le phénomène dans la catégorie des choses simplement constatées. Mais il s’enhardissait peu à peu et s’accoutumait à l’inhabituel au point d’envisager quelques expériences humaines.
— Je descends chez ma logeuse et je laisse ma braguette ouverte, dit-il. On va bien voir s’il y a du brouillard ou si c’est mes yeux.
Car l’esprit cartésien du Français le porte à douter de l’existence d’un brouillard opaque, même s’il l’est assez pour lui boucher la vue ; et ce n’est pas ce que l’on peut dire à la radio qui risque d’orienter sa décision pour lui faire conclure à l’étrange. La radio, c’est tous des abrutis.
— Je la sors, dit Orvert, et je descends comme ça.
Il la sortit et descendit comme ça. Pour la première fois de sa vie, il remarqua le craquement de la première marche, le crainquement de la seconde, le criquement de la quatrième, le croquement de la septième, le frouttement de la dixième, le chuintement de la quatorzième, le brruiquement de la dix-septième, le gyyment de la vingt-deuxième et le zouinguement de la rampe en laiton dévissée de son support terminal.
Il croisa quelqu’un qui montait en se tenant au mur.
— Qui est-ce ? dit-il en s’arrêtant.
— Lerond ! répondit M. Lerond, le locataire d’en face.
— Bonjour, dit Orvert. Ici Latuile.
Il tendit la main et rencontra quelque chose de ferme qu’il lâcha avec étonnement. Lerond eut un rire gêné.
— Faites excuse, dit-il, mais on n’y voit rien, et ce brouillard est diablement chaud.
— C’est vrai, dit Orvert.
Pensant à sa braguette ouverte, il fut vexé de constater que Lerond avait eu la même idée que lui.
— Alors, au revoir, dit Lerond.
— Au revoir, dit Orvert, en lâchant sournoisement les trois crans de sa ceinture.
Son pantalon lui tomba sur les pieds et il le retira, puis le précipita dans la cage de l’escalier. C’est un fait que ce brouillard était chaud comme une caille fiévreuse ; et si Lerond se baladait avec son bazar à l’air, Orvert ne pouvait pas rester habillé comme ça ? Tout ou rien.
Sa veste et sa chemise volèrent. Il garda ses souliers.
En arrivant en bas de l’escalier, il cogna doucement au carreau de la loge.
— Entrez, dit la voix de la pipelette.
— Il y a du courrier pour moi ? demanda Orvert.
— Oh ! Monsieur Latuile ! s’esclaffa la grosse dame, toujours le mot pour rire… Alors… vous avez bien dormi, comme ça ? J’ai pas voulu vous déranger… mais vous auriez vu les premiers jours de ce brouillard !… Tout le monde était fou. Et maintenant… Eh ben, on s’habitue…
Il reconnut qu’elle s’approchait de lui au parfum puissant qui réussit à franchir la barrière laiteuse.