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II

La chaleur surprenante au premier abord. J’ai eu tort de mettre mon sweat-shirt et je devrai faire attention au trou de mon pantalon, mais ma veste est assez longue, ils ne le verront pas, et après tout, c’est rien que des putains et les types je m’en fous. Les radiateurs marchent, on s’assied tous les trois. Martin croit sans doute que c’est pas le genre swing ici, Heinz prend son violon au lieu de sa clarinette et ils jouent un machin tzigane. Pendant ce temps-là, je me repose, je chauffe un peu ma trompette en soufflant dedans, je dévisse le second piston qui accroche quand on met de l’huile et je bave un peu dessus ; trop mou, il n’y a que la bave, même le Slide Oil de Buescher c’est pas assez fluide et le pétrole, j’ai essayé une fois et la fois d’après, j’ai eu le goût dans la bouche pendant deux heures. Il y a des poutres apparentes peintes en vieux rouge, jaune d’or et bleu roi délavé, très vieux style, une grosse cheminée monumentale avec une pique torsadée porte-flambeau de chaque côté, de vieux fanions sur des poutres de contreventement à dix mètres du sol, très haut le plafond. Des têtes de machins empaillés aux murs, des vieilles armes arabes, juste en face de moi un Aubusson, un genre cigogne et de la verdure exotique, c’est assez chouette comme tonalité, des jaunes et des verts jusqu’au bleu-vert, un gros lustre d’église au milieu avec au moins cent bougies électriques, des marrantes, avec des lampes vraiment tortillées en forme de flammes. Juste avant que Martin et Heinz commencent, un type a fermé la radio, le poste était dissimulé derrière un panneau de la bibliothèque garni de dos de livres en trompe-l’œil. Je regarde les jambes de la fille brune en face, elle a une assez jolie robe de laine gris-bleu, avec une petite poche sur la manche et une pochette olive, mais quand je la vois de dos, sa robe est mal coupée derrière, le buste est trop large et la fermeture éclair bombe un peu, elle a des souliers compensés, ses jambes sont bien, fines aux genoux et aux chevilles, elle n’a pas de ventre et sûrement elle a les fesses dures, c’est parfait, et sûrement aussi des yeux de pute. L’autre fille de la voiture est là aussi, elle a un vilain teint trop blanc, c’est la fille molle, elle a de la poitrine, j’avais déjà remarqué, mais des jambes moches et une robe moche à carreaux bruns sur beige, pas intéressant. Un capitaine français, genre officier chauve, grand, distingué de la guerre de 14 — pourquoi il me fait cet effet-là ? — ça doit être à cause des livres de Mac Orlan ; il parle avec la molle. Il y a aussi deux trois Américains, dont un capitaine, mais un pas élégant, ils sont tous au pèze pour avoir l’air si peu portés sur la toilette. Une espèce de bar à ma gauche après le piano, près de l’entrée, et derrière un larbin, je vois seulement le haut de sa tête. Les types commencent à se taper des whiskies dans des verres à orangeade. L’atmosphère parfaitement emmerdante. Heinz et Martin ont fini leur truc. Aucun succès, on va jouer Dream de Johnny Mercer, je prends ma trompette, Heinz sa clarinette, il y en a deux qui se mettent à danser et aussi la brune et il arrive aussi quelques autres pays. Peu. Il doit y avoir d’autres salles derrière. C’est fou ce que ça chauffe, des radiateurs. Après Dream, un truc pour les réveiller, Margie, je joue avec la sourdine, ils sont tellement peu à danser, et puis ça sonne mieux avec la clarinette, j’accorde un peu la trompette, j’étais trop haut. Les pianos sont toujours trop hauts d’habitude, mais celui-ci est bas parce qu’il fait chaud. On ne se fatigue pas et ça danse sans grande conviction. Il entre un type en veston noir bordé, chemise et col empesés, pantalon à raies, on dirait un intendant, c’est probablement ça. Il fait un signe au garçon qui nous apporte trois cocktails, du gin orange ou quelque chose comme ça, j’aime mieux le Coca-Cola, ça va me fiche mal au foie. Il vient ensuite, quand l’air est fini et nous demande ce qu’il peut nous apporter ; bien aimable, il a une figure maigre, le nez rouge et une raie sur le côté et le teint cuivreux, il a l’air triste, pauvre vieux ça doit être le vomito-negro héréditaire. Il s’en va et nous ramène deux assiettes, l’une avec quatre énormes parts de tarte aux pommes, et dans l’autre une pile de sandwiches, les uns corned-pork, les autres beurre et foie gras, la vache ce que c’est bon. Pour ne pas avoir l’air, Martin a un sourire de concupiscence et son nez rejoint presque son menton, et le type nous dit : — Vous n’avez qu’à demander si vous en voulez d’autres. On rejoue après avoir mangé un sandwich, la jolie brune fait l’andouille et tortille ses fesses dures en plantant des choux avec l’Américain, ils dansent, tout pliés sur les jarrets en baissant la tête, comme une exagération de galop 1900, j’en ai déjà vu faire ça l’autre jour, ça doit être la nouvelle manie, ça vient encore d’Auteuil et des zazous de là-bas. Juste derrière moi, il y a deux massacres de cerfs Dittishausen 1916 et Unadingen 21 juin 1928, ça n’a vraiment qu’un intérêt restreint je trouve, ils sont montés sur des tranches de bois verni coupées à même la bûche un peu en biais, c’est ovale, ou, plus exactement, c’est-t-elliptique. Il entre un Major, non, une étoile d’argent, un colonel, avec une belle fille dans les bras, belle fille c’est peut-être trop dire, elle a la peau claire et rose, les traits ronds comme si on venait de la tailler dans la glace et si ça avait déjà un peu fondu, ce genre de traits ronds, sans bosses, sans fossettes, ça a quelque chose d’un peu répugnant, ça cache forcément quelque chose, ça fait penser à un trou du cul après un lavement, bien propre et désodorisé. Le type a l’air complètement machin, un grand pif et des cheveux gris, il la serre amoureusement et elle se frotte, vous êtes dégueulasses tous les deux, allez baiser dans un coin et revenez, si ça vous travaille, c’est idiot ces frottailleries avec ces airs de chat foirant dans les cendres, bouh ! vous me dégoûtez, sûrement elle est propre et un peu humide entre les cuisses. En voilà une autre blond roux, on voyait en 1910 des photos comme ça, elle a un ruban rouge autour de la tête, American Beauty, et ça n’a pas changé, toujours de la fille trop récurée, celle-là, en plus, elle est mal bâtie, les genoux écartés, elle a le genre Alice au Pays des Merveilles. Ça doit être toutes des Américaines ou des Anglaises, la brune danse toujours, on s’arrête de jouer, elle vient près du piano et demande à Martin de jouer Laura, il connaît pas, et alors Sentimental Journey. Bon. Je fais la sixte demandée. Ils dansent tous. Quelle bande d’enflés ! Est-ce qu’ils dansent pour les airs, pour les filles ou pour danser ? Le colonel continue à se frotter, une fille m’a dit l’autre jour qu’elle ne peut pas blairer les officiers américains, ils parlent toujours politique et ils ne savent pas danser, et en plus, ils sont emmerdants (c’était pas la peine, le reste suffit). Je suis un peu de son avis jusqu’ici, j’aime mieux les soldats, les officiers sont encore plus puants que les aspi français, et pourtant, ça, c’est à faire péter le conomètre, avec leurs petits bâtons à enculer les chevaux. Je suis assis sur une chaise genre rustique-moyenâgeux-cousu-main, c’est bougrement dur aux fesses, si je me lève, gare au trou de mon pantalon. La brune revient, autre entretien avec Martin, vieux salaud, tu lui mettrais bien la main au panier, toi aussi. Je sais pourquoi, il fait chaud et ça nous ragaillardit, d’habitude, sur le show-boat, on les avait à zéro, c’est pas enthousiasmant pour jouer. Le temps passe pas vite, ce soir, c’est plus fatigant de jouer à trois, et puis cette musique, c’est la barbe ; on joue encore deux airs et on s’arrête un peu, on bouffe la tarte, et puis un Américain, c’est Bernard ou O’Hara, celui à qui le chauffeur parlait devant le Celtique, arrive.