MARSEILLE COMMENÇAIT À S’ÉVEILLER[6]
I
Marseille commençait à s’éveiller.
Le garçon boucher releva le demi-rideau de fer peint en vert olive qui masquait la moitié supérieure de la boucherie. Cela fit un bruit métallique et violent, mais le garçon boucher pouvait siffler encore plus fort et le fit. Il sifflait La Valse de Palavas n’est pas la lavasse de l’agence Havas, une rengaine obsédante apprise à la radio qui la débitait en tranches interminables à longueur de journée.
Puis le garçon boucher souleva la grille métallique en trois parties qui obturait la partie inférieure du magasin et la rangea dans l’endroit idoine. Ceci fait, il balaya la sciure répandue la veille et se tourna les pouces en cadence.
Le pas du patron, dans le couloir, lui rappela quelque chose. Il se rua sur un beau couteau tout neuf acheté la veille et se mit à le passer frénétiquement sur le fusil[7].
Cependant, le patron approchait, se raclant la gorge comme tous les matins avec un bruit écœurant. C’était un grand type brun, un peu sinistre, fort comme un Turc. Il était de Nogent, pourtant.
— Alors, dit-il. Ce couteau ?
– Ça commence, répondit le garçon, un peu rouge. Ses cheveux blonds courts et son nez camus le faisaient ressembler à un petit cochon.
— Fais voir.
Le garçon tendit la lame au patron. Ce dernier la prit et passa le tranchant sur son ongle pour en éprouver le fil.
— De la m…, jura-t-il. Où as-tu appris à aiguiser ? Tu serais pas capable de couper le cou à un Nord-Coréen, avec un truc comme ça.
Il disait ça pour vexer son apprenti dont il connaissait les tendances révolutionnaires.
— Oh ! protesta le garçon. Chiche !
Il avait parlé trop tôt. Sinistre, le patron le regarda.
— Chiche ! dit-il.
Le garçon se sentit un peu brouillé. Timidement, il tenta de se rattraper.
— Mâle ou femelle…, suggéra-t-il.
— D’accord ! dit le patron en ricanant.
Il se racla la gorge une dernière fois. Ne pouvant supporter le bruit, le jeune garçon se mit à vomir dans la sciure.
II
Mr. Mackinley frotta pensivement une allumette sur la semelle de cuir de sa chaussure gauche. Il avait les deux pieds sur son bureau et dut se pencher fortement en réveillant la douleur de son vieux lumbago d’Iwojima.
Mr. Mackinley portait en réalité un tout autre nom et cette affaire d’exportation dissimulait la personnalité d’un des éléments les plus actifs de l’A. S. S., le service secret américain. Les plis durs de son visage énergique laissaient entendre que Mr. Mackinley, le cas échéant, pouvait se montrer très ferme.
Il laissa tomber sa main sur un bouton électrique. Une secrétaire parut.
— Faites entrer Mme Eskubova, dit-il en anglais sans le moindre accent.
— Yes, sir, dit la secrétaire et Mr. Mackinley fronça les sourcils aux relents de Brooklyn évoqués par cette voix pincharde. Mais il avait assez d’empire sur lui-même, comme Hiro-Hito, pour se contenir.
Une femme pénétra peu après dans le bureau. Elle était plantureuse et mystique ; ses yeux bleus, ses cheveux châtains, un corps potelé et tentateur faisaient d’elle l’agent rêvé pour une mission délicate.
— Hello, Pelagia, dit brièvement Mr. Mackinley.
Elle lui répondit dans la même langue et nous sommes obligés de traduire.
— J’ai une mission de confiance pour vous, dit Mackinley, allant droit au but comme font les Américains.
— Laquelle, répondit Pelagia du tac au tac.
— Voilà, murmura Mackinley en baissant la voix. Nous avons appris de source sûre qu’un homme politique français bien connu, M. Jules M…, est entré en possession de renseignements qui seraient pour nous de la plus haute importance. Il s’agit du rapport Gromiline.
Pelagia pâlit, mais ne dit rien.
— Euh…, continua Mackinley gêné, alors en somme, il n’y a que vous qui puissiez obtenir les renseignements en question.
— Et comment ? demanda-t-elle dans un souffle.
— Ma chère, dit galamment Mackinley… votre charme bien connu.
Le porte-cigarettes d’argent de Pelagia l’atteignit au sourcil gauche. Quelques gouttes de sang jaillirent. Mackinley souriait toujours mais ses mâchoires se contractaient convulsivement. Il ramassa l’étui et le tendit à Pelagia.
7
On appelle ainsi en langage technique la pierre à affûter des bouchers qui est d’ailleurs en acier.