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Avant le rentrer, Clams se rendit chez un marchand d’habits de sa connaissance. Un quart d’heure plus tard, il remonta chez Gaviale. Tout était terminé et il portait un gros paquet.

— Voilà, ma chérie, dit-il. J’ai l’uniforme. Tout y est, même la hache. Tu auras ta voiture de pompiers quand tu voudras.

— On se promènera dedans le dimanche ?

— Certainement.

— Il y aura la grande échelle ?

— Il y aura la grande échelle.

— Chéri, je t’aime !

Véronique protestait parce qu’elle trouvait que deux enfants ça suffit bien.

Dans sa prison, Dodiléon trouvait le temps léong. Il entendit des pas et se leva pour voir qui c’était. Le gardien s’arrêta devant sa porte et la clé fourgonna dans la serrure. Clams Jorjobert entra.

— Bonjour, dit-il.

— Salut, vieux, répondit Dodiléon. C’est gentil de venir me tenir compagnie, parce que je trouve le temps léong.

Ils rirent, bien que l’astuce ait déjà été faite plus haut.

— Qu’est-ce qui t’amène ? demanda Léon.

— C’est idiot, soupira Jorjobert. Je venais de lui chiper sa voiture de pompiers, mais les femmes sont insatiables. Elle a voulu un corbillard.

— Elle exagère, dit Dodiléon compréhensif, car sa femme à lui n’avait jamais été au-delà de l’autocar à trente-cinq places.

— Tu te rends compte ? continua Clams. Alors j’ai acheté un cercueil, je suis monté dedans et j’ai été lui chercher son corbillard.

– Ça aurait dû réussir, dit Dodiléon.

— T’as déjà essayé de marcher avec un cercueil ? dit Clams. Je me suis pris les pieds dedans et, en tombant, j’ai écrasé un petit chien. Comme c’était celui de la femme du directeur de la prison, ça n’a pas été long, tu penses.

Léon Dodiléon hocha la tête.

— Mince, dit-il. Il y en a qui n’ont pas de veine !

UNE PÉNIBLE HISTOIRE[11]

Le signal jaunâtre du réverbère s’alluma dans le vide noir et verreux de la fenêtre ; il était six heures du soir. Ouen regarda et soupira. La construction de son piège à mots n’avançait guère.

Il détestait ces vitres sans rideaux ; mais il haïssait encore plus les rideaux et maudit la routinière architecture des immeubles à usage d’habitation, percés de trous depuis des millénaires. Le cœur gros, il se remit à son travail ; il s’agissait de terminer rondement l’ajustage des alluchons du décompositeur, grâce auquel les phrases se trouvaient scindées en mots préalablement à la capture de ces derniers. Il s’était compliqué la tâche presque à plaisir en refusant de considérer les conjonctions comme des mots véritables ; il déniait à leur sécheresse le droit au qualificatif noble et les éliminait pour les rassembler dans les boîtiers palpitants où s’entassaient déjà les points, les virgules et les autres signes de ponctuation avant leur élimination par filtrage. Procédé banal, mécanisme sans originalité, mais difficile à régler. Ouen s’y usait les phalangettes.

C’était pourtant trop travailler. Il reposa la fine brucelle d’or, fit sauter d’une contraction de l’os malaire la loupe enserrée dans son orbite et se leva. Ses membres exigeaient soudain la détente. Il se sentait fort et tumultueux. Dehors lui ferait du bien.

Le trottoir de la venelle déserte se faufila sous ses pieds ; Ouen, malgré l’habitude, s’irritait encore de ces façons furtives et par trop cauteleuses. Il le quitta pour le bord de la chaussée, pavé de gras, marqué, sous la lueur des globes halogènes, du liséré huileux d’un ruisseau tôt tari.

La marche lui fit du bien et l’air, remontant au long de ses cloisons nasales pour venir lécher à rebours les circonvolutions de son cerveau, décongestionnait peu à peu cet organe pesant, volumineux et bihémisphérique. C’est l’effet normal ; Ouen s’en étonnait chaque fois.

Doué d’une naïveté permanente, il vivait plus que les autres.

Arrivé à l’extrémité de la brève impasse, il hésita, car il y avait carrefour. Incapable de choisir, il continua tout droit ; bâbord comme tribord manquaient d’arguments. La voie rectiligne menait directement au pont ; il pouvait regarder l’eau du jour, sans doute peu différente par son aspect de celle de la veille ; mais l’apparence de l’eau n’est qu’une de ses mille qualités.

Comme l’impasse, la rue était vide, tavelée de lumière humide et jaune, dont les marbrures transformaient l’asphalte en salamandre. Cela montait un peu jusqu’au dos d’âne de l’arche pétrifaite installée au travers du fleuve pour le dévorer sans repos. Ouen s’accouderait au parapet sous réserve que l’amont comme l’aval en fussent libres d’observateurs ; s’il se trouvait déjà des individus pour considérer le fleuve, il était inutile d’ajouter un regard à tous ces cônes visuels lubriquement enchevêtrés. Il suffirait de continuer jusqu’au pont suivant, toujours vide car on y attrapait la gourme.

Condensant en noir le néant de la rue, deux jeunes curés passèrent, furtifs ; ils s’arrêtaient de temps à autre pour s’embrasser langueoureusement sous les voûtes d’ombre des portes cochères. Ouen se sentit attendri. Décidément il avait bien fait de sortir ; on voyait dans la rue des spectacles ravigotants. Son pas se fit allègre et il résolut instantanément en pensée les dernières difficultés d’assemblage de son piège à mots ; si puériles, au fond : un peu de soin permettrait, à coup sûr, de les dominer, de les aplatir, de les foudroyer, de les écarteler, de les démembrer, de les faire, en un mot, disparaître.

Un général passa ensuite ; il tenait, au bout d’une laisse de cuir, un prisonnier écumant ; pour qu’il ne risquât point de blesser le général, on l’avait entravé et ses mains étaient liées derrière son cou. Quand il venait à renâcler, le général tirait sur la laisse et le prisonnier venait mordre l’humide. Le général marchait vite, il avait fini sa journée, il rentrait à la maison pour dévorer son bouillon de lettres. Comme tous les soirs, il composerait son nom sur le bord de l’assiette en trois fois moins de temps que le prisonnier, et sous les yeux furieux de ce dernier, il dévorerait les deux potages. Le prisonnier n’avait pas de chance : il se nommait Joseph Ulrich de Saxakrammerigothensburg, tandis que le général s’appelait Pol ; mais Ouen ne put deviner ce détail. Il s’intéressa cependant aux petites bottes vernies du général et pensa qu’à la place du prisonnier il ne serait pas bien. À celle du général non plus, d’ailleurs ; mais le prisonnier n’avait pas choisi la sienne tandis que le général ; et on ne trouve pas toujours des postulants à l’emploi de prisonnier tandis que l’on a l’embarras du choix pour recruter les vidangeurs, les flics, les juges et les généraux : preuve que les plus sales besognes ont sans doute leurs attraits ; Ouen se perdit dans une méditation lointaine sur les professions déshéritées. Certes, il valait mieux dix fois construire des pièges à mots qu’être général. Dix semblait même un facteur un peu pauvre. N’importe, le principe restait.

Les culées du pont se hérissaient de phares télescopiques d’un très joli effet et propres, de surcroît, à guider la navigation. Ouen les appréciait à leur valeur et passa sans les regarder. Il apercevait le but de sa promenade et s’y hâta. Cependant, quelque chose l’intriguait. D’un côté du pont, une silhouette étrangement courte dépassait le parapet. Il courut. Il y avait une jeune fille, debout au-dessus de l’eau sur une petite corniche en doucine munie d’un larmier pour l’évacuation sans dommage des eaux météoriques. Elle paraissait hésiter à se jeter à l’eau. Ouen s’accouda derrière elle.

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Publié en 1952. (Note ELG.)