— Oh, continua-t-elle, tout ça, c’est encore peu de chose. J’ose à peine vous narrer le pire.
Affectueux, il lui caressa une cuisse.
— Confiez-vous à moi, ça soulage.
– Ça vous soulage, vous ?
— Mon Dieu, dit-il, ce sont des choses que l’on prétend. Bien générales, je le reconnais.
— Mais qu’importe, dit-elle.
— Mais qu’importe, répéta-t-il.
— Circonstance qui contribue à métamorphoser en enfer ma misérable existence, poursuivit Flavidem, j’ai un frère indigne. Il dort avec son chien, crache par terre dès son réveil, botte le derrière du petit chat et éructe à plusieurs reprises en passant devant la concierge.
Ouen resta coi. Quand la lubricité et le déviationnisme pervertissent à ce point l’esprit d’un homme, on se découvre impuissant à commenter.
— Vous pensez, dit Flavie, s’il est comme ça à dix-huit mois, que sera-ce plus tard ?
Ce coup-là, elle éclata en sanglots peu nombreux mais fort gros. Ouen lui tapota la joue, mais elle pleurait à chaudes larmes et il retira vivement ses palpes brûlées.
— Ah, dit-il, ma pauvre petite.
C’est ce qu’elle attendait.
— Comme je vous l’ai annoncé, ajouta-t-elle, il vous reste à entendre le plus beau.
— Dites, insista Ouen, prêt à tout maintenant.
Elle le lui dit, et il se dépêcha de s’introduire des corps étrangers dans les oreilles pour ne pas entendre ; le peu qu’il put percevoir lui laissa un frisson malsain qui mouillait ses sous-vêtements.
— C’est tout ? demanda-t-il de la voix forte des sourds récents.
— C’est tout, dit Flavie. Je me sens mieux.
Elle but d’un trait son verre, laissant le contenu d’icelui sur la table. Cette gaminerie ne parvint pas à dérider son interlocuteur.
— Malheureuse créature ! soupira-t-il enfin.
Il hissa son portefeuille au grand jour et héla le garçon, qui vint malgré une répugnance visible.
— Monsieur m’a appelé ?
— Oui, dit Ouen. Je vous dois ?
— Tant, dit le garçon.
— Voici, dit Ouen, en donnant plus.
— Je ne vous dis pas merci, observa le garçon, le service est compris.
— C’est parfait, dit Ouen. Allez-vous-en, vous sentez.
Le garçon vexé, c’était bien fait, s’en alla. Flavie regardait Ouen avec admiration.
— Vous avez de l’argent !
— Prenez tout, dit Ouen. Il vous fait défaut plus qu’à moi.
Elle restait frappée de stupeur, comme devant le Père Noël. Son expression est difficile à décrire, parce que personne ne l’a jamais vu, le Père Noël.
Il revenait chez lui, seul. Il était tard, il ne restait plus qu’un réverbère allumé sur deux, les autres dormaient debout. Ouen marchait la tête basse et pensait à Flavie, à sa joie en prenant tout son argent. Il se sentait tout attendri. Plus un billet dans son portefeuille, pauvre petite. À son âge, on se sent perdu, sans moyens d’existence. Quelle chose étrange : il se rappela qu’ils étaient juste du même âge. Démunie à ce point. Maintenant qu’elle avait tout emporté, il se rendait compte de l’effet que cela peut faire. Il regarda autour de lui. La rue luisait, blafarde, et la lune était juste dans l’axe du pont. Plus d’argent. Et ce piège de mots à terminer. La rue vide se peupla du lent cortège de mariage d’un somnambule ; mais Ouen ne se dérida pas. Il repensait au prisonnier. Pour celui-là, les choses étaient simples. Pour lui aussi, au fond. Le pont approchait. Plus d’argent. Pauvre, pauvre Flavie. Non, c’est vrai, elle en avait maintenant. Mais quelle navrante histoire. On ne peut accepter une misère pareille. Quelle chance qu’il se soit trouvé là. Pour elle. Est-ce que quelqu’un arrive toujours à temps pour tout le monde ?
Il enjamba le parapet et s’affermit sur la corniche. Les échos de la noce s’effilaient au loin. Il regarda à droite, à gauche. Décidément, elle avait eu de la veine qu’il passât. Pas un chat. Il haussa les épaules, palpa sa poche vide. Inutile de vivre dans ces conditions-là, évidemment.
Mais pourquoi cette histoire d’amont et d’aval ?
Il se laissa tomber dans le fleuve sans recherche. C’est bien ce qu’il pensait : on coulait à pic. Le côté importait peu.
LE PENSEUR[12]
I
C’est le jour de ses onze ans que le petit Urodonal Carrier s’aperçut brusquement de l’existence de Dieu : en effet, la Providence lui révéla soudain son état de penseur et si l’on considère que, jusque-là, il s’était montré complètement idiot en toutes choses, on a du mal à croire que le Seigneur ne soit pour rien dans une aussi subite transformation.
Les habitants de La-Houspignole-sur-Côtés m’objecteront sans doute, avec la mauvaise foi qui les caractérise, la chute sur la tête effectuée la veille par le petit Urodonal et les neuf coups de sabot attribués généreusement, le matin de son anniversaire, par son bon oncle, surpris en train de regarder, de près, si la servante changeait bien de linge toutes les trois semaines comme l’exigeait le père. Mais cette bourgade est pleine d’athées, entretenus dans leur péché par les discours coupables d’un instituteur de la vieille école, et le curé se saoule tous les samedis, ce qui donne moins de poids à sa parole sacrée. Cependant, si l’on n’y est point accoutumé, on ne devient pas penseur sans être tenté d’en attribuer la responsabilité à une Force Supérieure, et le mieux en l’occurrence était de remercier Dieu.
Cela se passa simplement. Monsieur le Curé, sobre par hasard, durant la retraite qui précède la communion, interrogea Urodonal :
– À quoi est due la chute d’Adam et Ève ?
Nul ne sut répondre, car, à la campagne, faire l’amour n’est plus un péché. Mais Urodonal leva le doigt.
— Tu le sais ? demanda le curé.
— Oui, m’sieur le curé, dit Urodonal. C’était une erreur de Genèse.
Le curé sentit passer l’aile du Saint-Esprit et referma son col, de peur du courant d’air. Il congédia les gamins et s’assit pour méditer. Trois mois plus tard, méditant toujours, il quittait le village et se fit ermite.
– Ça va loin, ce qu’il a dit là, répétait-il.
II
La réputation d’Urodonal comme penseur s’établit, de ce jour, avec une solidité remarquable dans tout La-Houspignole. On guettait ses moindres paroles : il faut dire que l’Esprit ne se manifestait plus guère. Cependant, un jour en classe de physique, le professeur lui demanda à propos d’une leçon sur les courants électriques :
— Que signifie donc la déviation de l’aiguille du galvanomètre ?
— Qu’il y a du courant…, répondit Urodonal.
Mais cela n’était rien. Il continua :
— Qu’il y a du courant, ou que le galvanomètre est détraqué… vous trouverez sans doute une souris dedans.
Pour lors, on paya une bourse au petit Urodonal, alors âgé de quatorze ans, qui termina ses études sans rien penser de nouveau ; mais on savait de quoi il était capable.
À la fin de ses études, il reconquit une gloire éclatante en classe de philosophie.
— Je vais vous lire une pensée d’Épictète, avait dit le professeur.
Et il lut :
« Si tu veux avancer dans l’étude de la sagesse, ne refuse point, sur les choses extérieures, de passer pour imbécile et pour insensé. »
— Et réciproquement…, dit doucement Urodonal.
Le professeur s’inclina devant lui.
— Mon cher enfant, dit-il, je n’ai plus rien à vous apprendre.
Comme Urodonal se levait et sortait en laissant la porte entrebâillée, le professeur le rappela amicalement :