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III

Il était parti de très bonne heure ce matin-là ; pensant atteindre le cirque des Trois-Sœurs qui développait à l’horizon son passage grandiose. Il peinait, seul dans la montagne, progressant de crête en crête pour redescendre, après chaque élévation de terrain, parmi les sapins immobiles aux branches alourdies d’ouate. Une descente particulièrement raide le tenta. Il fila schuss, et le vent sifflait à ses oreilles. Plié sur ses skis, portant tout son poids vers l’avant, il descendait, laissant derrière lui une trace double, droite comme un fil de la Vierge. La neige, un peu collante, le freinait par endroits.

Il franchit une bosse et se rendit compte qu’il ne passerait pas. Derrière la bosse, un ravin s’ouvrait, le lit d’un ruisseau sans doute, planté des tiges fermes des jeunes sapins. Il aurait fallu virer sur la gauche, mais il allait si vite. Aussi c’était imprudent de se lancer comme cela sur une piste inconnue. Comme par réflexe il prit appui sur le ski droit, essaya de passer ; mais la pente au-dessus du ravin était garnie de jeunes sapins et si raide qu’il dérapa légèrement. Il heurta, en plein élan, une branche avancée, fit un effort désespéré pour éviter le tronc du sapin suivant et tomba, perdant conscience sous la violence du choc.

Lorsqu’il revint à lui, Jean s’aperçut que la course projetée s’arrêterait là. Ses deux spatules étaient brisées, ses skis inutilisables. D’ailleurs une de ses chevilles le faisait énormément souffrir. Détachant des plaques de métal les courroies d’attache, il tenta, tant bien que mal, de se ficeler la cheville. Il retrouva ses bâtons à dix mètres de là, et, clopin-clopant, prit le chemin du retour. Il en avait pour cinq à six heures.

Il chemina, clignant des yeux, pour atténuer l’ardeur de la réverbération qui l’aveuglait. Il prenait appui sur ses bâtons pour éviter de forcer sa cheville et progressait avec lenteur. Tous les cent mètres, il s’arrêtait pour souffler.

Il atteignit une crête, franchie, deux heures plus tôt, d’un seul élan, quand il s’arrêta, attiré par un mouvement assez lointain. Trois formes sombres en bas de la crête, passaient à skis, suivant le lit de la vallée.

Sans savoir pourquoi, Jean se baissa. Il y avait, à vol d’oiseau, deux cents mètres entre lui et elles — car c’étaient ses trois voisines de l’hôtel. Il pivota sur lui-même, les suivant du regard. Elles glissèrent derrière des sapins et une petite hauteur les cacha un instant. Elles ne reparurent pas. Jean, doucement, se faufila dans leur direction.

Il n’était pas préparé au choc qu’il subit lorsque sa tête prudente, domina enfin le champ où elles s’ébattaient, et se tapit plus profondément dans l’épais duvet froid pour éviter d’être vu. Leni, Luce et Laurence étaient nues dans la neige. Luce et Laurence entouraient leur compagne et se baissaient, prenant à poignée la poudre glacée pour en frictionner Lenie, statue d’or et d’orgueil au milieu du désert blanc. Jean sentit une chaleur courir dans ses veines. Les trois filles jouaient, dansaient, couraient, souples comme des bêtes, s’enlaçant par moments pour des luttes brèves. Elles paraissaient s’énerver progressivement à ce jeu. Luce soudain, saisit Laurence par derrière et la fit chanceler, puis tomber de tout son long. Leni se jeta près de Laurence, à genoux, et Jean vit ses lèvres parcourir rapidement le corps de la brune qui restait immobile. Luce la lâchait maintenant à son tour et s’étendait près d’elle. Au bout d’un instant, Jean ne distinguait plus qu’un enchevêtrement de corps que ses yeux éblouis ne parvenaient pas à décomposer. Haletant, il détourna la tête. Puis, incapable de résister, il revint avidement au spectacle qui se déroulait devant lui.

Combien de temps les regarda-t-il ? Un petit flocon de neige qui s’abattit sur sa main, le fit tressaillir. Le ciel s’était couvert soudain. Les trois filles se séparèrent, coururent à leurs vêtements. Conscient de sa position périlleuse, Jean retenait son souffle et voulut reculer. Il tenta de remuer sa jambe abîmée et la douleur de sa cheville fut si forte qu’il laissa, malgré sa résistance, échapper un gémissement.

Comme des biches alertées, Luce et Leni se tournèrent dans sa direction, humant l’air. Leurs cheveux en désordre, leurs gestes harmonieux, leur donnaient l’allure de bacchantes. À grands pas, elles vinrent vers lui. Jean se leva, grimaçant de douleur.

Elles le reconnurent et blêmirent. Les lèvres foncées de Leni se contractèrent et elle laissa échapper une injure. Jean tenta de se justifier.

— Ce n’est qu’un hasard, dit-il. Je ne l’ai pas cherché.

— C’est un hasard de trop, dit Luce.

Le bras de Leni se balança et son petit poing dur vint frapper Jean sur la bouche. Sa lèvre éclata et du sang chaud coula sur son menton.

— Je me suis foulé la cheville, dit Jean, et j’ai cassé mes skis. Si l’une de vous peut me prêter un ski, je pourrai regagner l’hôtel sans aide.

Luce tenait un bâton de ski à la lourde poignée de cuir. Sa main glissa jusqu’au cercle d’aluminium. Balançant la poignée, de toutes ses forces, elle en assena un coup sur la tempe de Jean. Il tomba sur les genoux, assommé, et s’effondra dans la neige. Laurence arrivait. Rapidement, sans se concerter, elles déshabillèrent le corps inerte. Plantant en croix ses deux bâtons, elles y attachèrent ses deux poignets et le redressèrent. Il était à genoux, la tête penchée en avant. Une grosse goutte rouge tomba de sa narine gauche et rejoignit le sang de sa lèvre. Maintenant, Luce et Leni entassaient la neige à grosses poignées autour du corps de Jean.

Lorsque le bonhomme de neige fut terminé, les lourds flocons tombaient serrés comme une brume dense. La figure de Jean était masquée par un grand nez de neige. Par dérision, Leni coiffa la forme grotesque d’un bonnet de laine noire. On lui mit dans la bouche un fume-cigarette d’or. Puis, sous l’avalanche blanche, les trois femmes reprirent le chemin de Vallyeuse.

LE DANGER DES CLASSIQUES[15]

La pendule électronique frappa deux coups et je sursautai, m’arrachant avec peine au tourbillon d’images qui se pressaient dans mon esprit. Avec une certaine surprise, je constatai en outre que mon cœur se mettait à battre un peu plus vite. Rougissant, je fermai en hâte mon livre : c’était Toi et Moi, un vieux bouquin poussiéreux d’avant les deux autres guerres, dont j’avais hésité jusque-là à aborder la lecture, connaissant l’audace réaliste du thème. Et je m’aperçus alors que mon trouble venait autant de l’heure et du jour que de mon livre : nous étions le vendredi 27 avril 1982 et j’attendais, comme d’habitude, mon élève stagiaire Florence Lorre.

Cette découverte me frappa plus que je ne puis le dire. Je me crois large d’esprit ; mais ce n’est pas à un homme de s’éprendre le premier et nous devons garder la réserve qui sied à notre sexe en toute occasion. Néanmoins, après ce choc initial je me mis à réfléchir — et je me trouvai des excuses.

C’est une idée préconçue que de se représenter les scientifiques, et les femmes en particulier, sous les aspects de l’autorité et de la laideur. Certes, les femmes, plus que les hommes, sont douées pour la recherche. Et certaines professions où l’aspect extérieur joue un rôle sélectif, comme celle d’acteur, comportent une proportion relativement élevée de Vénus. Cependant, si l’on approfondit le problème, on constate assez vite qu’une jolie mathématicienne n’est à tout prendre pas plus rare qu’une actrice intelligente. Il est vrai qu’il y a plus de mathématiciennes que d’actrices. En tout cas, la chance m’avait favorisé dans le tirage au sort des stagiaires et bien qu’à ce jour pas la moindre pensée trouble ne se fût glissée dans mon esprit, j’avais déjà reconnu — tout objectivement — le charme certain de mon élève. Cela justifiait mon émoi présent.

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Écrit en 1950. (Note ELG.)