Exacte, de surcroît ; elle arriva, comme de coutume, à deux heures cinq.
— Vous êtes rudement chic, dis-je, un peu surpris moi-même de ma hardiesse.
Elle portait une combinaison collante de tissu vert pâle à reflets moirés, très simple, mais qui venait sûrement d’une usine de luxe.
– Ça vous plaît, Bob ?
– Ça me plaît beaucoup.
Je ne suis pas de ceux qui trouvent la couleur déplacée, même dans un vêtement féminin aussi classique qu’une combinaison de laboratoire. Au risque de scandaliser, j’avoue même qu’une femme en jupe ne me choque pas.
— J’en suis ravie, me répondit Florence, l’air railleur.
J’ai beau avoir dix ans de plus qu’elle, Florence assure que nous paraissons le même âge. De ce fait, nos rapports diffèrent un peu des rapports normaux professeur-élève. Elle me traite en camarade. Cela me gêne un peu. Bien sûr, je pourrais raser ma barbe et couper mes cheveux pour ressembler à un vieux savant de 1940 ; mais elle affirme que ça me donnerait l’air efféminé et ne ferait rien pour lui inspirer le respect.
— Et comment va votre montage ? demanda-t-elle.
Elle faisait allusion à un problème électronique assez épineux confié à mes soins par le Bureau Central et que je venais de résoudre le matin même à ma grande satisfaction.
— C’est terminé, dis-je.
— Bravo ! Ça marche ?
— Verrai ça demain, dis-je. L’après-midi du vendredi est consacré à votre éducation.
Elle hésita, baissa les yeux. Rien ne me gêne comme une femme timide, et elle le savait.
— Bob… Je voudrais vous demander quelque chose.
Je me sentais très mal à l’aise. Une femme, vraiment, doit éviter ces minauderies si charmantes chez un homme.
Elle continua :
— Expliquez-moi à quoi vous travaillez ?
Ce fut mon tour d’hésiter.
– Écoutez, Florence… il s’agit de travaux ultra-confidentiels…
Elle posa sa main sur mon bras.
— Bob… le moindre des balayeurs de ce labo en sait autant sur tous ces secrets que… euh… le meilleur espion d’Antarès.
— Ah, ça, ça m’aurait étonné, dis-je accablé.
Depuis des semaines, la radio nous assassinait des rengaines de la Grande Duchesse d’Antarès, l’opérette planétaire de Francis Lopez. Moi, je déteste cette musique de bastringue. Je n’aime que les classiques : Schoenberg, Duke Ellington ou Vincent Scotto.
— Bob ! Je vous en prie, expliquez-moi. Je veux savoir ce que vous faites…
Encore une interruption.
— Allons, qu’y a-t-il ? Florence, dis-je.
— Bob, je vous aime… bien. Alors il faut me dire à quoi vous travaillez. Je veux vous aider.
Voilà. On lit, des années durant, dans les romans, la description des émotions que l’on ressent en entendant sa première déclaration. Et cela m’arrivait enfin. À moi. Et c’était plus troublant, plus déliceux, que tout ce que j’avais imaginé. Je regardai Florence, ses yeux clairs, ses cheveux roux coupés en brosse, à la mode de cette année 82. Positivement, je crois qu’elle aurait pu me prendre dans ses bras sans que je me rebelle. Et j’avais ri autrefois des histoires d’amour. Mon cœur battait la chamade et je sentais mes mains trembler. Je déglutis avec peine.
— Florence… un homme ne doit pas se laisser dire des choses comme ça. Parlons d’autre chose.
Elle s’approcha de moi et avant que j’aie rien pu faire, elle m’enlaça et me donna un baiser. Je sentis le sol se dérober sous moi et je me retrouvai assis sur une chaise. En même temps, j’éprouvais une sensation de ravissement aussi indicible qu’imprévue. Je rougis de ma propre perversité et je constatai avec une recrudescence de stupeur que Florence s’asseyait sur mes genoux. Du coup, ma langue se délia.
— Florence, c’est indécent. Levez-vous. Si on entrait… je serai déshonoré. Levez-vous.
— Vous me montrerez vos expériences ?
— Je… Oh !…
Il fallait céder.
— Tout. Je vais tout vous expliquer. Mais levez-vous.
— Je savais bien que vous étiez gentil, dit-elle en se levant.
— Tout de même, dis-je, vous abusez de la situation, reconnaissez-le.
J’avais la voix tremblante. Elle me tapota affectueusement l’épaule.
— Allez, Bob chéri. Soyez moderne.
Je m’empressai de me lancer dans la technique.
— Vous souvenez-vous des premiers cerveaux électroniques ? demandai-je.
— Ceux de 1950 ?
— Un peu avant, précisai-je. C’étaient des machines à calculer, assez ingénieuses d’ailleurs ; vous vous rappelez que, très vite, on les dota de tubes spéciaux qui leur permettaient d’emmagasiner diverses notions prêtes à servir ? les tubes-mémoire ?
– À l’école primaire, on sait ça, dit Florence.
— Vous vous rappelez qu’on perfectionna ce genre d’appareils jusque vers 1964, quand Rossler découvrit qu’un cerveau humain réel, convenablement monté dans un bain nutritif pouvait, sous certaines conditions, accomplir les mêmes fonctions sous un volume bien moindre ?
— Et je sais aussi qu’en 68 ce procédé fut à son tour supplanté par l’ultra-conjoncteur de Brenn et Renaud, dit Florence.
— Bon, répondis-je. Peu à peu, on conjugua ces diverses machines à tous les genres d’effecteurs possibles, « effecteurs » eux-mêmes dérivés des mille et un outils élaborés par l’homme au cours des âges, pour constituer la catégorie d’instruments que l’on nomme robots : Un point est resté commun à toutes ces machines. Pouvez-vous me dire lequel ?
Le professeur reprenait en moi le dessus.
— Vous avez de jolis yeux, répondit Florence. Ils sont jaune-vert avec une espèce d’étoile sur l’iris…
Je reculai.
— Florence ! m’écoutez-vous ?
— Je vous écoute très bien. Le point commun à toutes ces machines, c’est qu’elles n’opèrent que sur les données fournies à leurs opérateurs internes par les usagers. Une machine à qui l’on ne pose pas un problème défini reste incapable d’initiative.
— Et pourquoi n’a-t-on pas essayé de les doter d’une conscience et d’un raisonnement ? Parce qu’on s’est aperçu qu’il suffisait de les munir de quelques fonctions réflexes élémentaires pour qu’elles prennent des manies pires que celles des vieux savants. Achetez dans un bazar une petite tortue électronique de gosse, et vous verrez à quoi ressemblaient les premières machines électro-réflexes : irritables, fantasques…, douées en somme d’un caractère. On s’est donc désintéressé assez vite de ces sortes d’automates créés uniquement pour donner une illustration simple de certains fonctionnements mentaux, mais trop difficiles à vivre.
— Cher vieux Bob, dit Florence. J’adore vous entendre parler. Vous savez que vous êtes assommant. J’ai appris tout ça en onzième.
— Et vous, vous êtes insupportable, dis-je, sérieux.
Elle me regardait. Ma parole, elle se moquait de moi. J’ai honte à l’avouer mais j’aurais voulu qu’elle m’embrasse encore. Je repris, très vite pour cacher ma confusion.