— De plus en plus, on s’efforce maintenant d’introduire dans ces machines des circuits réflexes utilisables susceptibles d’agir sur les effecteurs les plus divers. Mais on n’a pas encore tenté de doter la machine d’une culture générale ; à vrai dire l’utilité ne s’en faisait pas sentir. Or il se trouve que le montage que m’a demandé le Bureau Central doit permettre à la machine de retenir dans son organe mémoriel un nombre de notions extrêmement élevé. En fait le modèle que vous voyez ici est destiné à acquérir l’ensemble des connaissances du grand mémento encyclopédique Larousse de 1978 en seize volumes. Il est presque purement intellectuel et possède des effecteurs simples lui permettant de se déplacer par ses propres moyens et de saisir les objets pour les identifier et les expliquer le cas échéant.
— Et qu’en fera-t-on ?
— C’est une machine administrative, Florence. Elle doit servir de Conseil protocolaire à l’ambassadeur de Flor-Fina qui s’installe le mois prochain à Paris à la suite de la Convention de Mexico. À chaque demande de renseignements de sa part, elle fournira à l’ambassadeur la réponse typique d’une culture française très étendue. En toute circonstance, elle lui indiquera la marche à suivre, lui expliquera de quoi il s’agit et comment se comporter, que ce soit à l’occasion du baptême d’un polymégatron ou d’un dîner chez l’empereur d’Eurasie ; depuis que le français a été adopté par décret mondial comme langue diplomatique de luxe, tout le monde veut être en état de faire parade d’une culture complète ; et cette machine sera donc particulièrement précieuse à un ambassadeur qui n’a guère le temps de s’instruire.
— Eh bien ! dit Florence. Vous allez faire ingurgiter à cette pauvre petite machine les seize gros volumes du Larousse ! Vous êtes un tortionnaire affreux.
— C’est nécessaire ! dis-je. Il faut qu’elle absorbe tout. Si on lui inculque une culture fragmentaire, elle acquerra vraisemblablement un caractère comme les anciennes tortues insuffisamment douées de sens. Et que sera ce caractère ? Impossible de le prévoir. Elle n’a une chance d’avoir un comportement équilibré que si elle sait tout. C’est à cette seule condition qu’elle peut rester objective et impartiale.
— Mais elle ne peut pas savoir tout, dit Florence.
— Il suffit, expliquai-je, qu’elle sache de tout en proportion équilibrée. Le Larousse nous donne une bonne approximation d’objectivité. C’est un exemple satisfaisant d’ouvrage écrit sans passion ; d’après mes calculs, nous devons aboutir à une machine parfaitement correcte, raisonnable et bien élevée.
— C’est merveilleux, dit Florence.
Elle avait l’air de se moquer de moi. Évidemment, certains de mes collègues résolvent des problèmes plus compliqués, mais tout de même, j’avais réalisé une bonne extrapolation de quelques systèmes assez imparfaits et ça méritait mieux que ce banal « c’est merveilleux ». Les femmes ne se doutent pas à quel point ces tâches ingrates et domestiques sont rebutantes.
— Comment ça marche ? demanda-t-elle.
— Oh, un système ordinaire, dis-je, un peu triste. Un vulgaire lectiscope. Il suffit de pousser le livre dans le tube d’entrée, et l’appareil lit et enregistre le tout. Ça n’a rien que de très courant. Une fois l’instruction assimilée, naturellement le lectiscope sera démonté.
— Faites-la marcher, Bob ! Je vous en prie !
— Je veux bien vous la montrer, dis-je, mais je n’ai pas les Larousse. Je les reçois demain soir. Je ne peux rien lui faire apprendre avant, ça lui fausserait son équilibre.
J’allai à la machine et branchai le circuit. Les lampes de contrôle s’allumèrent en un ruban discontinu de points rouges, verts et bleus. Un doux ronronnement s’élevait du circuit d’alimentation. Je me sentais, malgré tout, assez content de moi.
— On met le livre là, dis-je. On pousse ce levier et ça y est. Florence ! Qu’est-ce que vous faites ! Oh !…
J’essayai de rompre le contact mais Florence me retint.
— Ce n’est qu’un essai, Bob, on effacera !…
— Florence ! vous êtes impossible ! On ne peut pas effacer !
Elle avait jeté mon exemplaire de Toi et Moi dans le tube et tiré le levier. Maintenant, j’entendais le cliquetis serré du lectiscope à mesure que défilaient les pages. En quinze secondes ce fut fait. Le livre ressortit, assimilé, digéré et intact.
Florence regardait avec intérêt. Et soudain, elle sursauta. Le haut-parleur se mettait à roucouler doucement, tendrement presque :
— Bob ! Qu’est-ce qui se passe ?
— Bon Dieu, dis-je exaspéré, elle ne sait pas autre chose… elle va réciter du Géraldy sans arrêt, maintenant.
— Mais, Bob, pourquoi parle-t-elle toute seule ?
— Tous les amoureux parlent tout seuls !
— Et si je lui demande quelque chose ?
— Ah, non ! dis-je. Pas ça. Fichez-lui la paix. Vous l’avez déjà à moitié détraquée !
— Oh, ce que vous êtes grognon, vous !
La machine ronronnait sur un rythme berceur, très doux. Elle fit un bruit comme pour s’éclaircir la voix.
— Machine, dit Florence, comment te sens-tu ?
Cette fois, c’est une déclaration passionnée qui sortit de l’appareil.
— Oh ! dit Florence. Quel culot !
— C’était comme ça, en ce temps-là, dis-je. Les hommes parlaient aux femmes les premiers, et je vous jure qu’ils avaient de l’audace, ma petite Florence…
— Florence ! dit la machine pensive, elle s’appelle Florence !
— Mais ce n’est pas dans Géraldy, ça ! protesta Florence.
— Alors vous n’avez rien compris à mes explications ? observai-je un peu vexé. Je n’ai pas construit un simple appareil reproducteur de sons. Je vous dis qu’il y a là-dedans un tas de circuits réflexes nouveaux et un magasin phonétique complet qui lui permettent de mettre en jeu ce qu’elle emmagasine et de créer des réponses adéquates… Le difficile c’était de lui garder son équilibre et vous venez de le démolir en la gavant de passion. C’est comme si vous donniez un bifteck à un enfant de deux ans. Cette machine est encore un enfant… et vous venez de lui faire manger de la viande d’ours…
— Je suis assez grand pour m’occuper de Florence, remarqua la machine d’un ton sec.
— Mais elle entend ! dit Florence.
— Mais oui, elle entend !
J’étais de plus en plus exaspéré.
— Elle entend, elle voit, elle parle…
— Et je marche aussi ! dit la machine. Mais les baisers ? Je vois bien ce que c’est, mais je ne sais pas avec quoi je vais les donner, continua-t-elle d’un ton pensif.
— Tu ne vas rien donner du tout, dis-je. Je vais te couper le contact et demain je te remets à zéro en te changeant tes tubes.
— Toi, dit la machine, tu ne m’intéresses pas, affreux barbu. Et tu vas laisser mon contact tranquille.
— Sa barbe est très jolie, dit Florence. Vous êtes mal élevé.
— Peut-être dit la machine avec un rire lubrique qui me fit dresser les cheveux sur la tête, mais pour ce qui est de l’amour, je suis un petit peu au courant… Ma Florence, viens plus près…