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(La malchance insigne qui semblait poursuivre le Major voulut cependant qu’une invitée oubliât chez lui son sac à main et cinq cents francs dedans. Tout semblait à recommencer, lorsque le Major, frappé d’une de ces inspirations géniales qui le caractérisent, conçut l’envie de partir en vacances muni d’une autorisation de rouler obtenue régulièrement ; il faut tout de suite signaler que cette prétention le sauva.)

II

Le Major irrupit chez son ami le Bison, comme celui-ci se mettait à table avec sa femme et le Bisonnot parmi des grandes volées de claquements de mâchoires ; il se cuisait, pour une fois, un plat de nouilles à l’eau que la Bisonne avait daigné mettre dix minutes à préparer ; la famille entière se réjouissait à l’idée de la frairie conséquente.

— Je déjeune avec vous ! dit le Major, frémissant d’appétence en voyant les nouilles à l’eau.

— Cochon ! dit le Bison. Tu les as senties de loin, hein ?

— Tout juste ! dit le Major, en se servant un grand coup de vin de la répartition, gardé spécialement pour lui et qu’on laissait piquer un peu pour qu’il prît un goût en plus de sa saveur originale, indéniablement efficace, comme chacun sait.

Le Bison prit une assiette supplémentaire dans le buffet et la posa sur la table devant le Major. Le Major se laissait servir d’habitude et n’en concevait pas de rancune à l’endroit des opérateurs.

— Voilà la chose ! dit le Major. Où allez-vous en vacances ?

— Au bord de la mer. Je veux la voir avant de mourir, affirma le Bison.

— Très bien, dit le Major. J’achète une voiture et je vous emmène à Saint-Jean-de-Luz.

— Minute ! dit le Bison. Tu as du fric ?

— Parfaitement, dit le Major. Je l’aurai. Ne t’inquiète pas de ça.

— Tu as un endroit pour te loger ?

— Parfaitement, dit le Major. Ma grand-mère, qui est morte, y avait un appartement et mon père l’a conservé.

Le Bison n’entendant pas d’e muet à la fin comprit qu’il s’agissait de l’appartement et non de la grand-mère.

Les nouilles continuaient à gonfler dans leur eau de cuisson et ça faisait déjà trois fois que la Bisonne descendait la poubelle pour vider l’excédent.

— Bon, admettons, dit le Bison. Tu as de l’essence. Parce que c’est utile, pour une voiture.

– Ça se trouve, assura le Major. Si on a une autorisation régulière, on a des bons d’essence.

— Parfait ! dit le Bison. Tu connais quelqu’un à la préfecture pour avoir une autorisation.

— Non, dit le Major, mais vous deux, vous ne connaissez personne ?

— C’est là que tu voulais en venir, hein ?

Le Bison avait l’œil abrité et réprobateur.

— Je vous préviens, interféra son épouse, que si vous ne mangez pas ces nouilles, il faudra changer de pièce, car tout à l’heure on ne tiendra plus ici.

Ils se ruèrent tous les quatre sur le plat de nouilles, pensant, ravis, à la grimace que faisaient autrefois les Allemands devant le beurre de Normandie et les saucisses grasses.

Le Major buvait gros rouge sur gros rouge ; son œil unique l’obligeait à faire le nécessaire pour voir double et ne pas perdre une goulée.

Le dessert consistait en tranches de pain soigneusement rassis et dressé entre deux feuilles de gélatine rose parfumée à l’Origan de Chéramy, dans la manière de Jules Gouffé. Le Major en reprit deux fois et il n’en restait plus.

— Est-ce qu’Annie ne pourrait pas, par son journal, nous pistonner à la préfecture ? dit la Bisonne. Parce que moi, je ne pars pas avec toi si tu n’as pas l’autorisation.

— Excellente idée ! dit le Major. Sois tranquille. Je n’aime pas plus les flics que toi. La vue d’un agent me noue l’intestin grêle.

— Mais il faudrait peut-être se dépêcher, remarqua le Bison. Mes vacances commencent dans trois semaines.

— Parfait ! dit le Major, pensant qu’il aurait le temps d’écouler les cinq cents francs.

Il but un dernier coup de rouge, prit une cigarette dans le paquet de la Bisonne, éructa violemment et se leva.

— Je vais voir des voitures, dit-il en s’en allant.

III

– Écoutez, dit Annie, je vais vous mettre en rapport avec Pistoletti, le type de la préfecture qui s’occupe des autorisations pour le journal. C’est très simple, vous verrez, il est très gentil.

— D’accord, dit le Major. Je pense que comme ça, ça ira. Ça ira sûrement. Pistoletti est un homme admirable.

Assis à la terrasse du café Duflor, ils attendaient la Bisonne et son fils, un peu en retard.

— Je pense, dit le Major, qu’elle va apporter un certificat médical pour le bébé. Ça nous aidera à avoir l’autorisation. Elle a dû le faire faire aujourd’hui.

— Ah ? dit Annie. Certifiant quoi ?

— Qu’il ne peut pas supporter le voyage dans le train, répondit le Major, en frottant son monocle fumé.

— Les voilà ! dit Annie.

La Bisonne courait après le Bisonnot, qui venait de lui lâcher la main. Il fila quinze mètres en avant et s’expliqua avec un guéridon des Deux Mâghos, à dessus en marbre d’abord, et en morceaux l’instant d’après.

Le Major se leva, tenta de séparer l’enfant et le guéridon. Un garçon arriva et se mit à protester.

— Permettez, dit le Major, j’ai tout vu. C’est le guéridon qui a commencé. N’insistez pas où je vous fais arrêter.

Il sortit sa fausse carte de la Sûreté et le garçon s’évanouit. Alors, le Major lui prit sa montre et, tirant l’enfant par la main, rejoignit Annie et la Bisonne.

— Tu pourrais surveiller ton fils, dit-il.

— Tu m’embêtes. J’ai le certificat. Cet enfant est rachitique et ne peut supporter un voyage en chemin de fer.

Ce disant, elle assaisonna le fils d’une vaste torgnole qui le plongea dans une douce hilarité.

— Heureusement pour la S. N. C. F…, murmura le Major.

— Tu vas peut-être me dire que tu n’as jamais cassé de tables de café ? commença-t-elle, menaçante.

— Jamais à cet âge-là ! dit le Major.

— Bien sûr ! Tu es un arriéré !

— Bon ! dit le Major, ne discutons pas. Donne-moi ce certificat.

— Faites voir, dit Annie.

— Le docteur n’a fait aucune difficulté, dit la Bisonne. Tout le monde peut voir que cet enfant est rachitique. Veux-tu lâcher cette chaise !…

Le Bisonnot venait d’empoigner le dossier d’un consommateur voisin et l’ensemble s’effondra, entraînant quelques verres au milieu d’un certain vacarme.

Le Major s’éclipsa discrètement, l’air de pisser contre un arbre et Annie faisait celle qui ne connaît personne.

— Qui a fait ça ? demanda le garçon.

— C’est le Major, dit le Bisonnot.

— Ah ? dit le garçon d’un air incrédule. Ce n’est pas l’enfant, Madame ?

— Vous êtes fou, dit-elle. Il a trois ans et demi.

— Mauriac, il est gâteux, conclut le Bisonnot.

— C’est bien vrai, ça, dit le garçon, et il s’assit à la table pour discuter littérature.

Le Major revint, rassuré et se réinstalla entre les deux femmes.

— Donc, dit Annie, vous allez trouver Pistoletti…

— Et qu’est-ce que tu penses de Duhamel ? dit le garçon.

— Vous pensez que ça marchera ? dit le Major.

— Duhamel est bien surfait, dit le Bisonnot.

— Bien sûr, dit Annie. Avec la lettre du journal…

— Alors, j’irai demain, dit le Major.

— Je te donnerai mon manuscrit, dit le garçon et tu me diras ce que tu en penses. Ça se passe dans une mine velue. Je crois que j’ai tout à fait les mêmes goûts que toi.