Выбрать главу

— Laisse ta mémé tranquille, brame Béru[9]. Et essaie plutôt de piger ce qui se passe, mon pote !

Sa Majesté le Monstrueux prend son temps, son souffle et son courage à deux mains. Puis il baisse la voix pour susurrer, si bas que je n’ai plus besoin de me boucher les oreilles pour entendre :

— C’te nuit, Pépère, je suis venu avec le commissaire San-Antonio et Pinaud. Ils m’avaient laissé dans la bagnole dehors. Mais moi, j’ai pas le genre sédimentaire : faut que je remue. Pour me dégourdir les cannes j’ai marché en bordure de la grille. Et j’ai tout vu, t’entends, Espoir-de-bourreau ? TOUT !!!

Re-silence. Je n’ai pas besoin d’assister à la scène pour voir la frime de Fouassa. À l’oreille je me l’imagine. Y a confusion des sens parfois. L’ouïe sert à voir, le nez à entendre, la vue à goûter, les doigts à sentir et les muqueuses à tâter.

Pinuche approche sa moustache en poils de noix de coco de mon éventail à libellule et chuchote :

— Quel jeu joue-t-il ?

— Faut voir ! coupé-je.

C’est Fouassa qui raccroche les wagons en premier :

— Mais, qu’est-ce que vous avez vu ?

— Des choses qui passionneraient mes supérieurs que je te dis, crème d’anchois tournée !

J’entends un claquement suivi très immédiatement d’un cri. Si mon esprit de déduction fonctionne un peu mieux que la robinetterie d’un hôtel de passe, doit s’agir d’une mandale du Gros.

Encore un silence.

Et puis, la voix brisée de Fouassa :

— Mais qu’est-ce que vous attendez de moi ?

— Un morceau de gâteau, répond Bérurier.

J’en ai les trompes d’Eustache qui se mettent en berne.

— Comment voulez-vous…

— C’est pas comment qu’il faut dire, c’est « combien », mon pote.

La voix de l’Énorme a pris des inflexions canailles :

— Selon moi, mon silence vaut du blé, comprends, mec : si je me rappelle que je suis flic tu passes à la casserole, si je l’oublie tu te la coules douce. Ça mérite une botte, non ? Allons, aboule un paquet de pognon et on se quitte à l’amiable.

— C’est du chantage, balbutie Fouassa.

Une seconde giroflée à cinq feuilles lui fait éternuer une plainte.

— Soye poli, enjoint Béru. Alors tu carmes ? J’ai une femme à nourrir, moi, m’sieur Fouassa, et un chien, et puis une bonne ; sans parler de mes globules qu’ont besoin d’une révision complète. Et les médicaments, dis, Gérald, ça coûte chérot. Les pharmagos passent leur vie à décoller les étiquettes des prix pour en mettre des plus salées. Au jour d’aujourd’hui, si t’as le malheur de t’éloigner de l’aspirine, t’as le budget qui tombe en chute libre.

« Alors, tu annonces combien ?

— Un million ? propose Fouassa.

— Je te demande pas de quoi acheter des cigarettes ! Si tu veux pas causer sérieusement on va s’esprimer par gestes !

— Trois ?

— Disons cinq briques et topons là !

— C’est beaucoup !

— Pour ta pauv’peau, oui. Mais du moment que t’as que celle-là et que tu y tiens… Alors, O.K., tu me lâches l’auber ?

— Puisqu’il le faut. Mais qui me prouve que vous ne reviendrez pas à la charge ? Qui me prouve que vous vous tairez ?

J’attends des protestations de mon collaborateur félon, mais je n’obtiens qu’un énorme — que dis-je : un hénaurme — éclat de rire qui laisse l’autre baba.

— Pauvre cloche, gronde Bérurier, tu as cru à mes salades ? J’ai l’air de becter de ce pain-là, dis ?

— Mais, mais, recommence à bredouiller le rentier.

— C’était un piège, déclare le fin Béru. J’étais pas là, c’te noye et j’ai donc rien vu. Mais je voulais obtenir un naveu.

— Je n’ai rien avoué du tout ! proteste Fouassa, affolé.

— Non, mais tu étais prêt à me cracher cinquante mille éneffs pour me faire taire.

— C’est faux !

— Proteste pas. Tu vois cette valise que j’ai sous le bras ? Y a un mégalophone dedans. J’ai enregistré tout not’ bavardage et t’es plus marron que cent vingt kilos de marrons !

Rire de Béru, suivi d’un cri de douleur du même Bérurier. Il est temps d’intervenir. Nous fonçons. Pinaud, le sahara-bernard et moi-même jusqu’au livinge. C’est pour y découvrir Bérurier affalé sur la moquette avec une plaie à la tête. Devant lui, le père Fouassa lève pour la seconde fois l’énorme paire de pincettes de fonte qu’il a cueillie contre la grille de la cheminée.

— Posez votre pince à sucre, Fouassa ! hurlé-je en le braquant avec mon instrument de travail.

Il a un cri de surprise effrayée et laisse retomber son bras.

L’instant est aussi capital que Paris, Rome, Londres, Madrid, Moscou, Washington, Bucarest, Athènes, Berne, Mexico, Canberra et Varsovie, c’est vous dire. Nous avons devant nous un père Fouassa qui ne ressemble plus du tout à l’aimable petit rentier frileux qui débarqua la veille dans mon bureau. Un rictus déforme son visage. Son regard lance des éclairs qui ne sont ni à la vanille ni au chocolat.

Mon Béru dont la théière est barbouillée de raisin se relève en se massant le cigare. Il fait catastrophe ferroviaire à grand rendement. Le mufle fouisseur, l’œil en bouchon de champagne, il fonce sur Fouassa, le débarrasse de sa paire de pincettes et se met à lui balanstiquer la rouste des grandes occases. Primo, le bourre-pif moldave avec extension du cartilage de conjugaison, deuxio la patate Parmentier, troisio le coup de boule caucasien avec moderato cantabile. Fouassa devient très rapidement une loque. Il achève par-un triple saut périlleux en arrière, sans appui, qui le propage à travers la pièce. Le rentier finit dans la cheminée. K.-O., comme un apprenti boxeur qui recevrait une locomotive dans la boîte à ragoût.

Je colmate le Gros. Il a des brèches dans la coquille. Pinuche les étanche avec un mouchoir qui servirait de pavillon noir à un bâtiment hébergeant une épidémie de peste.

— Par quel surprenant hasard te trouves-tu céans, Gros Homme ? m’enquiers-je lorsque notre bon Seigneur Béru est réparé.

— Par l’hasard que toi, espèce d’espèce de ce que j’ose pas te traiter, tu m’as brouillé avec ma Berthe, rétorque-t-il.

— Je t’ai brouillé avec ton aimable cétacé à moustaches ?

— Faitement ! Tes vannes au sujet d’à propos de la souris dont tu as causé devant mon épouse, eh bien Berthe les a morflées argent content. J’ai z’eu beau lui jurer que tu charriais, elle a pas voulu me croire et elle m’a chassé de chez nous. En plein régime ! Tu te rends compte ? J’étais alité, j’ai eu beau parier, elle a rien voulu z’entendre. Elle m’a fait ma valoche, et elle m’a collé sur le palier avec mon sahara-bernard.

Comme preuve de ses dires, il ouvre sa valise qui était censée contenir un mégalophone et en extirpe : trois chaussettes trouées, deux calbars sans manches, un tricot de corps à grille, une chemise-noire-qui-fut-blanche, une chemise blanche-qui-fut-bleue, deux semelles de pantoufle, un manche de brosse à dents, un rasoir à manche sans manche, un blaireau sans poils, un disque 78 tours plié en quatre et recelant La Marseillaise, paroles et musique de Rouget de Lisle, une feuille d’impôt de couleur rose, la photographie du père de Béru (Céleste Anatole de ses prénoms), un plan de Suresnes, un numéro de La Petite Illustration datant de 1919 et consacré au général Franchet d’Esperey, un mètre de charpentier auquel manquent vingt centimètres, l’horaire des trains de la ligne Lyon-Saint-Genix-sur-Guiers (ligne retirée de la circulation depuis une quinzaine d’années), un tube de mayonnaise vide, un soulier jaune, une cravate de smoking, le catalogue de la Manufacture Française d’Armes et Cycles de Saint-Étienne (vainqueur de la coupe de France 62), une recette de bœuf en daube, une corne à chaussures en Celluloïd véritable, un gant de boxe (main gauche), un thermomètre cassé, une pompe à bicyclette, un crayon-bille vide, un couteau Opinel ébréché, quatre molaires dans une boîte d’allumettes ; une boîte de sardines entamée, une extrémité de cervelas truffé, le portrait en couleur de Monseigneur Feltin, un autre du clown Pipo, un recueil des bonnes histoires de Roger Nicolas, une chanson d’Harold Nicholas, une bouteille de vin Nicolas, la page 1008 du Bottin, une clé à molette, une serviette nids-d’abeille (pleine de miel), un chapeau de gendarme confectionné avec le numéro du 30 février dernier du Parisien Libéré, un os à moelle sans moelle, la statuette en pied d’une femme-tronc, une carte postale représentant le monument aux morts de Savigny-sur-Orge, et une tirelire de plâtre qui représente un cochon rose dont on pourrait croire qu’il est le buste de Bérurier.

вернуться

9

Et vous, aimez-vous bramer ?