Ses lèvres essaient de remuer, mais rien d’autre que son atroce râle n’en sort.
— Il faut que vous me répondiez, Fouassa. Je vous en conjure : faites un effort ! Un battement de cils suffira.
« Dites, c’est le suicide de Simmon chez vous qui a tout déclenché, hein ?
Battement de cils. Puis Fouassa ouvre grands les yeux et rend le dernier soupir comme une bonniche désinvolte rend son tablier à la patronne qui vient de la surprendre en train de rouler une galoche ancillaire à Monsieur. Et de trois !
Je regarde une fois de plus the gorille. K.-0. aussi.
Et de quatre !
La situation, comme vous le voyez, s’est radicalement transformée. Je fouille ces messieurs, je m’empare de leurs papiers, de leurs armes et de leurs clés. J’ai la surprise de constater que tous ont les poches bourrées de fric allemand. J’en conclus que la patrie du pépé Adenauer constitue leur résidence principale ou du moins qu’ils s’apprêtaient à y foncer. Précieuse indication. Je remets l’examen des papiers à un peu plus tard et je redescends au sous-sol pour délivrer mes compères.
Dès l’entrée du couloir, je perçois des gémissements, des sanglots, des paroles bredouillées. Je tends mon radar et j’enregistre les lamentations du Gravos :
— Pas d’erreur, Pinaud, c’était bien notre San-Antonio qu’on vient de dessouder.
Un long sanglot pinuchard lui répond.
— Tu vois, poursuit l’Enflure, quand c’est que j’ai entendu critiquer les balles, j’ai eu de l’espoir. Il me semblait que c’était lui. Son style, quoi, comme qui dirait pour ainsi dire… Mais si ce serait lui qu’avait tiré, il serait déjà là à nous déverrouiller, tu penses.
— Maintenant y a plus d’espoir, larmoie le Lamentable.
— C’est les meilleurs qui s’en vont, soupire le Gros.
— On est peu de chose, renchérit le Pinuchette.
— Aujourd’hui t’es là et demain t’es mort ! surenchérit le Gravos. San-Antonio, je peux te dire une chose : c’était quelqu’un, tu sais.
— Je sais.
— Intelligent, espirituel, racé…
— Formidable !
— Et comme capacités, j’en cause pas. Le meilleur poulet qu’y ait jamais z’eu à la Grande Taule.
— Eh oui.
Je trouve opportun de faire mon apparition. À quoi bon se baigner dans la confusion ? On en ressort d’un beau rouge homard et ensuite c’est la croix et la bannière pour reprendre son teint de pêche habituel !
En m’apercevant, les bras chargés d’armes, mes deux compères ouvrent des gobilles façon pommes d’escadrins. Le Mastar devient violet, le Pinuche devient vert soufre et ils bavent l’un et l’autre comme deux boxers assis devant la vitrine d’un charcutier.
— Je rêve ou dors-je ? balbutie l’Anéanti.
— Excusez-moi de ne pas vous ramener de gigot, fais-je calmement, mais la boucherie était fermée !
Tout en les débarrassant de leurs chaînes je les mets au courant de ma petite révolution de palais.
— Alors tout le monde sont cannés ? demande Bérurier.
— Oui : j’avais pas le temps de leur faire des fleurs.
— Qu’est-ce que je te disais, Pinuche ! Tu vois que c’est San-Antonio qui a défouraillé ! Je reconnais sa tactique et aussi son tic-tac ! assure ma Globule en se pâmant devant son propre humour. Quand il envoie la purée ça fait « Rran-rran ! » Toujours double giclée.
« Si t’auras remarqué, San-Antonio, il tire à la mitraillette sur deux niveaux. C’est un aller-retour avec modification de l’ange de visée…
— Écoute, Gros, je tranche, tes cours de balistique, remets-les dans la valise et amène ta maigreur.
— Parle-moi z’en pas de cette maigreur, j’ai fondu. Vise mon calbar : il faudrait des rivets pour qu’il tienne maintenant ! Si c’est pas malheureux, une brioche que tout le monde m’enviait ! Entièrement taillée dans la masse !
En clopinant, nous remontons au rez-de-chaussée. Pinaud et Béru jettent un regard rapide aux quatre messieurs étalés dans le salon et font la grimace.
— Il avait pas fini de me payer mes honoraires, lamente le Navré.
— Tu les lui réclameras lorsque tu participeras au concours de la plus belle auréole du Club Saint-Pierre, le calmé-je.
— C’est de l’argent qui dort ! blague Bérurier que la mort n’impression jamais. Et qui dort d’un sommeil éternel.
— C’est pas tout ça, fais-je, on va prévenir le Vieux. J’ai comme dans l’idée qu’on nous a portés disparus !
Ce disant, je m’approche d’une table basse supportant un appareil téléphonique. Ce n’est pas un appareil à cadran. J’en conclus que ces messieurs nous ont conduits à une certaine distance de Pantruche. Je décroche et j’ai droit, primo à une tonalité en parfait état de marche, deuxio à une tonalité féminine, troisio à un charabia du tonnerre of Zeus. On dirait que c’est de l’allemand. En tout cas il s’agit d’une langue germanique. Je me démerde de raccrocher.
— Et alors ? demande Pinaud, surpris par ma promptitude.
— C’est une ligne privée ! dis-je. Et je suis tombé sur une de leurs complices. Va falloir décaniller, les gars, sinon il risque de débouler des renforts imposants et ça m’embêterait de jouer à Fort Alamo avec l’estomac vide.
Je n’ai plus qu’un interlocuteur, le Gros ayant quitté le salon et les autres assistants ayant quitté la vie.
— Où est le Mammouth ? je rouscaille.
— Il doit chercher à bouffer ! prophétise Pinaud.
Effectivement, à peine vient-il d’émettre cette suggestion à intérêt progressif et remboursement anticipé que le Gros radine prompto.
— Par ici, pour le buffet ! dit-il. Madame la baronne de Maideux est servie.
C’est la ruée. Nous radinons dans une cuisine en haillons, et nous avons la joie d’y trouver des mets incomparables : jambon et cervelas, petits pains, bouteilles de bière, chocolat, gâteaux !
Du délire. Faut voir le Mahousse à l’œuvre ! Typhon sur la Jamaïque ! Il croque une demi-douzaine de cervelas comme vous croqueriez des dragées, puis il attaque les petits pains après avoir pris la sage précaution de les envelopper dans plusieurs tranches de jambon pour qu’ils ne s’enrhument pas ! Pinaud déguste du bout des chailles. Ça a toujours été un chipoteur en ce qui concerne les manières car sur le plan quantité il peut concurrencer n’importe quel boa qu’il soit constrictor ou pas. Tout en jouant également un rôle de tout premier plan dans ces agapes, j’examine le papelard dans quoi était enveloppée la charcutaille. Et c’est alors que j’ai un soubresaut terrible. La raison sociale du charcutier est imprimée sur le papier. Qu’y lis-je ? Des trucs en écriture gothique.
C’est de l’allemand, les gars !
— Qu’est-ce qui te prend ? mâchonne Béru.
— Il me prend que je crois piger un truc plutôt inouï, mon fils.
— Quoi t’est-ce ?
— Nous ne sommes plus en France !
Sa Majesté l’Amaigri éclate d’un rire qui lui fait postillonner son jambon, entre ses fausses dents cassées. Un aimable mouchetis agrémente le mur qui a grand besoin de ravalement.
— Plus en France !
— Non, Gros. Nous nous trouverions en Allemagne que ça ne me surprendrait pas !
— C’est la sédention prolongée qui te détraque le bulbe, hé, San-Antonio !
— Je dis vrai ! Notre sommeil artificiel fut beaucoup plus long et plus profond que nous ne l’avions supposé. Ils nous ont transportés dans les environs de Francfort.
— Hein ?
— Regarde le papier du charcutier.
Il regarde et hausse ses magnifiques épaules non désossées.
— D’accord, mais qu’est-ce ça prouve ? Ils ont reçu un copain qui leur a amené ça d’Allemagne. Tu crois qu’on peut pas transbahuter de la charcuterie, Tonio ? Écoute, je vois, moi, chaque fois que je passe par Lyon, j’achète des andouillettes. Et pourtant, l’andouillette c’est de l’objet délicat qu’aime pas les croisières.